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L’ethnobotanique et l’avenir de la R&D dans le domaine des ressources végétales autochtones

Author: Ameenah Gurib-Fakim, Centre de Phytothérapie et de Recherche (CEPHYR), Ebene, Maurice

Date: 28/09/2011

Introduction:

Le terme « ethnobotanique », employé par Harshberger en 1896, se définissait comme l’étude des « plantes utilisées par les populations primitives et autochtones ». Des années plus tard, Jones (1941) en propose une définition plus concise : « L’étude de l’interaction entre les hommes primitifs et les plantes ». Schultes (1967) élargit cette définition pour y inclure « les relations entre l’homme et la végétation de son environnement ». L’ethnobotanique et l’ethnopharmacologie sont des domaines de recherche interdisciplinaires qui s’intéressent spécifiquement aux connaissances empiriques des populations autochtones à l’égard des substances médicinales, de leurs bénéfices potentiels pour la santé et des risques qu’elles induisent (Schultes et Von Reis, 1995).


 

Les plantes constituent la base de systèmes de médecine traditionnelle sophistiqués qui existent depuis des milliers d’années et continuent à offrir de nouveaux remèdes à l’humanité. Même si certaines des propriétés thérapeutiques qui leur ont été attribuées se sont avérées inexactes, la thérapie par les plantes médicinales se fonde sur des observations empiriques existant depuis des siècles et des millénaires. Cependant, l’intérêt suscité par les agents chimiothérapeutiques demeure. On ne saurait exagérer l’importance des études ethnobotaniques comme moyen peu coûteux d’identifier de nouveaux composés utiles de plantes tropicales.

Environ la moitié (soit 125 000) des espèces de plantes à fleurs dans le monde se trouvent dans les forêts tropicales (Centre mondial de surveillance continue de la conservation, 1992). Alors que le Brésil possède quelque 55 000 espèces de plantes, les rapports scientifiques ne concernent que 0,4 % de la flore. Les forêts tropicales continuent d’abriter une immense réserve d’espèces de plantes susceptibles d’être utilisées dans des médicaments. Ces dernières fournissent aux scientifiques des composés d’une valeur inestimable pouvant servir de points de départ au développement de nouveaux médicaments. Le potentiel est énorme, car à ce jour seulement 1 % environ des espèces tropicales ont été étudiées du point de vue de leurs avantages pharmaceutiques (Jachak et Saklani, 2007). L’existence de produits pharmaceutiques encore inconnus de la médecine moderne est souvent citée comme l’un des arguments les plus forts en faveur de la protection des forêts tropicales, le fort taux annuel d’extinction est donc pour le moins préoccupant. À ce jour, environ 50 médicaments homologués proviennent de plantes tropicales (Burslem et al., 2001). La médecine moderne cherche habituellement à développer un composé unique brevetable ou une « solution miracle » pour le traitement d’une pathologie spécifique (Farnsworth et al., 1985).

Parmi les produits pharmaceutiques dérivés de plantes et les produits phytothérapeutiques actuellement utilisés, beaucoup étaient traditionnellement employés par des populations autochtones dans le monde entier. Ces connaissances ont été en partie répertoriées et codifiées ou ont fait l’objet d’études scientifiques. Les plantes médicinales contiennent généralement des mélanges de différents composés chimiques pouvant agir individuellement, par addition ou en synergie pour améliorer l’état de santé. Une seule plante peut par exemple contenir des substances amères qui stimulent la digestion, des composés anti-inflammatoires qui sont décongestionnants et soulagent la douleur, des composés phénoliques exerçant une action antioxydante et veinotonique, des tanins antibactériens et antifongiques qui agissent comme des antibiotiques naturels, des substances diurétiques qui stimulent l’élimination des déchets et des toxines, et des alcaloïdes qui ont un effet positif sur l’humeur et procurent une sensation de bien-être.

Si les traditions européennes sont extrêmement bien connues et ont eu une influence notable sur la pharmacognosie moderne en Occident, presque toutes les sociétés possèdent des coutumes solidement établies, dont certaines n’ont pratiquement jamais été étudiées. Il faut savoir que la grande majorité des habitants de notre planète continue de recourir à son materia medica traditionnel (plantes médicinales et autres ingrédients) pour ses besoins quotidiens en matière de soins de santé et, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 1999), plus de 80 % de la population mondiale (principalement dans les pays en développement) utilise des médicaments dérivés de plantes pour ses soins de santé.

L’étude de ces traditions permet non seulement de mieux comprendre comment ce domaine s’est développé mais elle constitue également un magnifique exemple de notre capacité à mettre en œuvre une pluralité de pratiques culturelles. La médecine traditionnelle cherche souvent à rétablir un équilibre par l’utilisation de plantes complexes du point de vue chimique, ou par le mélange de différentes plantes afin d’optimiser un effet synergique ou d’accroître la probabilité d’une interaction avec une cible moléculaire appropriée. Aujourd’hui, dans la plupart des sociétés, l’allopathie et le système médical traditionnel se côtoient de manière complémentaire. L’une est utilisée dans le traitement des pathologies aiguës et sévères tandis que l’autre intervient dans les maladies chroniques, afin d’atténuer les symptômes et améliorer la qualité de vie à un coût optimal.

Les personnes qui ont recours aux remèdes traditionnels ne comprennent peut-être pas le fondement scientifique de leurs médicaments, mais leur expérience personnelle leur a appris que certaines plantes médicinales peuvent être extrêmement efficaces si elles sont utilisées à des doses thérapeutiques. Aujourd’hui, nous avons une meilleure compréhension du fonctionnement du corps humain, nous sommes donc mieux à même de comprendre le pouvoir curatif des plantes et le potentiel qu’elles recèlent en tant qu’entités chimiques plurifonctionnelles dans le traitement de pathologies complexes.

La médecine allopathique moderne puise son origine dans la médecine ancienne, et il est probable que beaucoup de nouveaux remèdes importants seront découverts et commercialisés, comme cela a été le cas jusqu’à maintenant, en suivant les pistes fournies par le savoir et les expériences traditionnels. On estime que les produits naturels et leurs dérivés représentent plus de 50 % de tous les médicaments en usage clinique dans le monde. Les plantes médicinales contribuent à hauteur de 25 % du total (Balandrin et al., 1993). Les médicaments puissants dérivés de plantes à fleurs comprennent la diosgénine dérivée de Dioscorea, dont tous les agents contraceptifs anovulatoires ont été dérivés ; la pilocarpine pour le traitement du glaucome et de la sécheresse buccale, dérivée d’un groupe d’arbustes sud-américains (Pilocarpus spp.) de la famille des Citrus ; deux puissants agents anticancéreux issus de la pervenche de Madagascar (Catharanthus roseus) ; des laxatifs dérivés du Cassia sp. et un agent cardiotonique destiné au traitement de l’insuffisance cardiaque issu d’espèces du genre Digitalis.

Ces dernières années, un grand nombre de molécules « lead » (chef de file) ont été issues du système de médecine ayurvédique traditionnelle. Elles comprennent des alcaloïdes de Rauwolfia pour le traitement de l’hypertension, des psoralènes pour le vitiligo, des alcaloïdes de Holarrhena pour l’amibiase, des guggulstérones pour leur activité hypolipidémique, Mucuna pruriens pour soigner la maladie de Parkinson, des pipéridines pour l'amélioration de la biodisponibilité, des bacosides pour la fonction mentale, des picrosides pour la protection hépatique, la phyllanthine comme antiviral, la curcumine pour son activité anti-inflammatoire, ainsi que des anilides et de nombreuses autres glycosides et lactones stéroïdales comme immunomodulateurs. Il existe également de plus en plus de preuves indiquant que les anciennes molécules trouvent de nouvelles applications grâce à une meilleure compréhension des connaissances traditionnelles et des observations cliniques. Par exemple, la forskoline ou coléus, un diterpène de labdane extrait du Coleus forskohlii, a été réexaminée comme activateur de l'adénylate cyclase pour le traitement de l’obésité et de l’athérosclérose. De même, les alcaloïdes berbérines antimicrobiens sont actuellement étudiés pour leur effet potentiel dans le traitement de la dyslipidémie, et leur mécanisme est différent de celui des statines (Levoye et Jockers, 2008).

Parmi les médicaments homologués entre 1981 et 2002, l’origine naturelle de 60 % des anticancéreux et de 75 % des médicaments anti-infectieux a pu être attestée (Newman et al., 2003). Même si elles ont été découvertes de manière fortuite lors d’observations en laboratoire, trois des principales sources de médicaments anticancéreux disponibles sur le marché ou au stade de l’essai clinique sont dérivées de plantes nord-américaines utilisées à des fins médicales par les Amérindiens : l’asiminier (Asimina spp.) ; l’if de l'Ouest (Taxus brevifolia), efficace contre le cancer ovarien ; la pomme de mai (Podophyllum peltatum), utilisée pour combattre la leucémie, le lymphome, le cancer du poumon et des testicules (Cragg et Newman, 2005).

Une approche multidisciplinaire alliant la diversité des produits naturels à des méthodes combinatoires synthétiques et biosynthétiques pourrait s’avérer extrêmement efficace. La chimie combinatoire fondée sur des produits naturels issus de la médecine traditionnelle est utilisée pour créer des bibliothèques de criblage afin d’identifier des agents ressemblant étroitement à des composés médicamenteux. Étant donné que la plupart de ces composés relèvent de médecines traditionnelles couramment utilisées, leur tolérance et leur innocuité sont plutôt mieux connues que les autres entités chimiques synthétiques qui sont utilisées pour la première fois dans des études effectuées chez l'homme.

Pour la pharmacologie traditionnelle fondée sur le savoir, il s’agissait d’inverser la progression habituelle des nouveaux médicaments « du laboratoire à l’environnement clinique » en privilégiant une progression « de l’environnement clinique au laboratoire ». La pharmacologie inverse est de plus en plus étudiée et constitue l’approche scientifique rigoureuse permettant de transposer des expériences cliniques et des observations empiriques en leads par des études préparatoires transdisciplinaires afin d’obtenir des médicaments candidats ou des formulations médicamenteuses via des recherches précliniques et cliniques solides (Takenaka, 2001). Dans ce processus, la « sécurité » demeure le point de départ le plus important et l’efficacité devient une question de validation. La nouveauté de cette approche réside dans l’alliance entre le savoir traditionnel vivant comme celui d’origine ayurvédique, africaine ou amérindienne et l’application de technologies et procédés modernes pour fournir des leads plus sûrs et satisfaisants (Patwardhan et Vaidya, 2010).

Un bon exemple qui nous vient de la médecine ayurvédique est le traitement du psoriasis. Le psoriasis est l’une des affections dermatologiques les plus communes, qui touche environ 2 % de la population mondiale sans qu’il existe de thérapie préventive ou curative. Avec l’approche de la pharmacologie inverse, le produit médicamenteux botanique Desoris, qui consiste en un extrait d’une plante unique qui module efficacement la fonction cellulaire, a conduit à une amélioration des lésions de psoriasis. Ce produit est développé pour être conforme aux réglementations de la Food and Drug Administration (FDA) américaine en matière de produits médicamenteux botaniques. Il fait actuellement l’objet d’essais cliniques de phase 3 en Inde (Vaidya et Devasagayam, 2007).

Il est de plus en plus suggéré que la découverte de médicaments ne doit pas forcément se limiter à la découverte d’une seule molécule. De nombreux analystes pensent que l’approche actuelle « un médicament passe-partout » pourrait devenir non viable. Dans la gestion des syndromes et affections polygéniques, les formulations synergiques à ingrédients multiples connaissent un regain d’intérêt. Une formulation polyherbale conçue de manière rationnelle est mise au point comme option pour des applications thérapeutiques et prophylactiques multi-cibles. Cela a conduit au développement de formulations traditionnelles à base d'herbes normalisées, synergiques, sûres et efficaces, étayées par des preuves scientifiques solides et capables de fournir des alternatives plus rapides et économiques.

Cette approche est exploitée avec succès en Tanzanie avec le Groupe de travail VIH/sida de Tanga (TAWG) et là où les savoirs autochtones sont utilisés pour soulager la souffrance des personnes atteintes du VIH/sida (McMillen et Scheinman, 1999). Ce groupe a traité plus de 4 000 patients atteints du sida à l’aide d’herbes prescrites par des guérisseurs locaux. Il en a résulté une baisse significative des maladies opportunistes qui accompagnent une infection au VIH. Ces expériences sont importantes dans le cadre du processus scientifique et rationnel de découverte de médicaments. Le défi essentiel consiste à exploiter efficacement les systèmes de savoir locaux et mondiaux afin de résoudre les problèmes de développement (Patwardhan et Mashelkar, 2009).

Enfin, la découverte et la mise au point de médicaments sont notoirement un processus extrêmement complexe, à forte intensité de technologie et de capital, et confronté à des défis importants en raison de la situation actuelle riche en cibles/pauvre en leads (target-rich: lead-poor). L’une des causes principales d’attrition lors de la découverte de médicaments est la toxicité lors des essais chez l’homme et il est aussi établi que les médicaments dotés de mécanismes d'action innovants ont des taux d’attrition plus élevés. Des cibles précliniques mieux validées avec une validation du principe de plus grande efficacité et sûreté des médicaments peuvent atténuer de tels risques d’attrition. L’approche de la pharmacologie inverse, fondée sur le savoir traditionnel, peut s’avérer utile en la matière et contribuer à réduire les taux d’échec.

Les stratégies de découverte de médicaments fondées sur des produits naturels et des médecines traditionnelles redeviennent des options intéressantes. Il est également reconnu que la découverte et la mise au point de médicaments ne doivent pas forcément se cantonner à de nouvelles entités moléculaires mais que des formulations traditionnelles à base d'herbes synergiques, conçues de manière rationnelle et soigneusement normalisées, ainsi que des produits médicamenteux botaniques étayés par des preuves scientifiques solides peuvent également constituer des solutions alternatives. Cela représente pour la communauté scientifique des opportunités de conférer une valeur ajoutée aux ressources biologiques locales au sein d’un cadre réglementaire favorable qui encourage et soutient l’innovation.

Références
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