Utiliser moins d’eau dans les systèmes de production agricole, avec pour objectif d’améliorer l’efficacité de l’irrigation grâce à une approche multidimensionnelle
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Bruce Lankford, School of International Development, Université d’East Anglia, Norwich, NR4 7TJ, Royaume-Uni
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Contexte et ampleur de l’utilisation de l’eau
Le Rapport mondial sur la mise en valeur des ressources en eau (UNESCO, 2012) montre que l'eau est à la base de tous les aspects du développement, et qu'une approche concertée de la gestion et de la répartition de l'eau est essentielle. À l’échelle mondiale, l’évapotranspiration générée par l’agriculture est d’environ 20 à 25 km3 d’eau par jour et l’évaporation produite par la partie irriguée, qui couvre entre 270 et 300 millions d’hectares, atteint entre 6 et 9 km3 d’eau par jour (les soutirages pour l’usage urbain et domestique représentant autour de 10 % de ce chiffre ; Évaluation globale de la gestion de l’eau en agriculture, CAWMA, 2007). Les cultures pluviales consomment de l’eau du sol (connue sous le nom d’eau verte), mais pas d’eau douce ni d’« eau bleue » (lacs, rivières, aquifères). Certaines technologies permettent d’accroître la productivité de ces cultures sèches (telles que les engrais et les semences), mais aussi de prévenir l’épuisement des ressources en eau du sol (comme le paillage). Toutefois, l'éventail des mesures disponibles pour gérer le tarissement des ressources en eau du sol est limité comparé aux mesures adoptées pour les cultures irriguées. En prélevant de l'eau dans les rivières ou les aquifères, l'irrigation est responsable d'environ 70 à 80 % de l’épuisement de l'eau douce dans la plupart des pays en développement. Cet épuisement engendre plus de contraintes hydrologiques sur les bassins fluviaux tropicaux ou subtropicaux que le changement climatique, et la consommation inégale au sein des bassins fluviaux est souvent source de conflits. La pénurie d'eau concerne de nombreuses communautés qui se partagent des rivières : que ce soit à l'échelle locale, où les irrigants tentent de faire fermer les arrivées d'eau d’irrigation voisines, ou à l’échelle nationale et internationale, avec par exemple les discussions qui ont lieu entre les 10 pays qui se partagent le bassin du Nil.
L’irrigation est considérée comme responsable du « gaspillage » d’importantes quantités d’eau qui, autrement, pourraient servir à étendre ou à intensifier l’agriculture ou qui pourraient être allouées à d’autres utilisations (aux villes ou aux flux environnementaux, par exemple). On lit souvent que, globalement, l’irrigation mondiale présente une efficacité d’environ 40 % (par ex. Seckler, 1996), ce qui signifie que les 60 % restants sont gaspillés. En réalité, la situation est bien plus complexe. Par exemple, bien souvent, l’eau « usée » n’est pas « perdue » dans la mesure où elle est réutilisée en aval (Perry, 2007). De plus, l’eau fait rarement l’objet d’une traçabilité détaillée dans les systèmes d’irrigation et de bassins fluviaux. Pourtant, bien que les systèmes actuels qui mesurent l’efficacité de l’irrigation soient limités (van Halsema et Vincent, 2012), la plupart des scientifiques s’accordent à dire qu’il est possible d’accroître la productivité en utilisant l'eau de façon plus rationnelle et à des moments plus opportuns (CAWMA, 2007 ; Molden et al., 2010). L’expérience et les quelques recherches réalisées à ce sujet (par ex. Machibya, 2003) semblent indiquer que le rendement effectif peut être amélioré de 10 à 20 % (voire plus) en adoptant de nouvelles technologies ou en adaptant les pratiques existantes utilisées par les agriculteurs en manque d’eau – qui, par nécessité, sont des producteurs efficaces – vivant à proximité1.
Complexité de l’irrigation et de l’efficacité
L’irrigation pose de gros problèmes lorsqu'il s'agit de répartir des quantités d’eau limitées et variables dont la distribution entre des milliers d'agriculteurs et de petites parcelles se fait par gravité. Pour appréhender étudier la performance de l'irrigation, il convient de prendre en considération à la fois les aspects technologiques, sociaux et économiques. La gestion de l'irrigation passe impérativement par une gestion appropriée de la quantité d’eau, de sa qualité et du planning, tout en minimisant le gaspillage – le tout, en fonction des variations de l'approvisionnement, du terrain, du sol, de la propriété, de la météo, de la culture, de l'économie ainsi que des revendications et contre-revendications vis-à-vis de l'eau en vue de son utilisation dans d'autres secteurs tels que l'approvisionnement urbain. Plus les systèmes d’irrigation deviennent nombreux, que ce soit individuellement ou collectivement à l’échelle d’un bassin, plus leur complexité augmente.
Pour améliorer l’efficacité de l’irrigation, il faut comprendre à la fois la complexité de l’irrigation et la complexité de l’efficacité. L’eau perdue dans un champ est souvent récupérée par d’autres utilisateurs situés plus en aval dans le bassin hydrographique. Ce phénomène d’efficacité imbriquée permet aux scientifiques de faire une distinction entre l’efficacité classique et le rendement effectif de l’irrigation (Keller et Keller, 1995 ; Perry, 2007 ; encadré 1). L’efficacité est également une affaire de voisinage – premièrement, les pertes locales sont récupérées dans les systèmes d’évacuation par les agriculteurs voisins et, deuxièmement, les pertes locales retardent la réalisation du processus d’irrigation des champs (figure 1 ; Lankford, 2006, 2012). Ces sources de complexité (sans être les seules) expliquent pourquoi l'efficacité est difficile à mesurer ; les scientifiques doivent donc se méfier des croyances communes selon lesquelles l’efficacité de l’irrigation est faible, ou selon lesquelles l'installation d’une irrigation au goutte-à-goutte ou d’une micro-irrigation permet de réduire la consommation d’eau (Ward et Pulido-Velázquez, 2008). L’irrigation sous pression nécessite également un apport constant d'énergie bon marché – ce qui est souvent impossible dans les zones agricoles des pays en développement.
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(Transciption traduite: [Installation tertiaire]; Point de commutation; Consommation non bénéfique (CNB) / eau non récupérable / récupérable (ENR/ER); Consommation bénéfique; Irrigant X; Irrigant Y; CNB; Voisinage (au niveau du régime); ENR/ER; Imbrication (au niveau du bassin);
Imbrication : les pertes d’irrigation locales se déversent dans le bassin principal par drainage superficiel et par infiltration. Une partie de cette eau est récupérable par les autres utilisateurs du bassin.
Voisinage : Les pertes d’irrigation locales sont réduites et récupérées dans l’installation tertiaire, ce qui permet une meilleure gestion du calendrier des irrigations pour les voisins reliés au système partageant un même flux d’eau au niveau tertiaire. Plus X est efficace, plus l’eau « conduite » au voisin Y est importante en termes de quantité et de rapidité.)
Fig. 1: Flux d'imbrication et de voisinage et irrigation efficace
Encadré 1. Terminologie
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Rationaliser l’utilisation de l’eau dans l’irrigation
Une approche multidimensionnelle s’impose si l’on veut réduire de façon substantielle et vérifiable la consommation de l'eau sur de vastes surfaces de terres irriguées. L'objectif consiste à y parvenir moyennant un coût raisonnable, grâce à des technologies et des idées appropriées pour les irrigants, ou déjà pratiquées par ces derniers, avec le soutien d’ingénieurs externes. Paradoxalement, le seul recours à des technologies telles que l'irrigation au goutte-à-goutte (sans autres mesures comme le plafonnement ou la réduction des soutirages) risque d'accroître la consommation totale. Même si l'irrigation au goutte-à-goutte permet d’« économiser » de l’eau proportionnellement à la superficie, l'agriculteur peut parfois utiliser l'eau économisée ailleurs pour augmenter la surface cultivée, empêchant ainsi son affectation à l'industrie, à l'énergie ou à l'écologie. Une telle approche globale comporte quatre grandes dimensions, chacune se subdivisant en plusieurs sous-questions.
Diversité et spectre des types d’irrigation
La diversité des types d’irrigation et des situations est telle que les politiques visant à améliorer l’efficacité et la productivité de l’irrigation doivent être ajustées en permanence en fonction de la composition précise des parties prenantes, des caractéristiques et des trajectoires des systèmes. Pourtant, que ce soit dans le cadre de la création de nouveaux systèmes ou de la réhabilitation et la modernisation des systèmes existants, les donateurs consacrent entre 10 000 et 20 000 dollars US par hectare aux programmes d'irrigation, souvent indépendamment de la technologie choisie par l’agriculteur, qu’il s’agisse d’une irrigation par canaux, au goutte-à-goutte ou d’une micro-irrigation. Ces dépenses ne sont pas soutenables à long terme.
Combinaison et fusion des connaisances locales et de celles des experts
Le gros risque que présente la complexité de l'efficacité, c’est que « l'opinion des experts » domine trop facilement, et donc que l’on opte souvent en faveur de solutions telles que les technologies de goutte-à-goutte et d’aspersion ou le revêtement des canaux. Ces solutions ne sont pas toujours appropriées si elles ne peuvent pas être gérées et entretenues à un niveau adapté. Une approche plus pertinente consisterait pour les experts et les agriculteurs à travailler ensemble sur des méthodes visant à améliorer l'efficacité – et dont bon nombre sont relativement simples (encadré 2). Cela implique d’adopter une approche locale et sociale, notamment en écoutant attentivement les irrigants marginalisés qui subsistent avec de très faibles quantités d'eau, tout en bout de chaîne des systèmes d'irrigation (Lankford, 2006).
Encadré 2. Différentes solutions permettant d’accroître l’efficacité dans les systèmes de canaux | |
| Prérequis
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À qui profite l’eau économisée ?
Si les agriculteurs peuvent utiliser moins d’eau dans leurs champs, cette économie représente un bénéfice à la fois matériel et physique pour divers acteurs ou destinations : cela profite non seulement à l’irrigant qui a réalisé l’économie, mais aussi à son ou ses voisins immédiats, ainsi qu’à l’environnement naturel et à l’économie en général (Lankford, 2013).
Mesure de l’efficacité
Au final, pour avoir des retombées effectives, l’efficacité de l’irrigation doit être mesurée de façon plus adaptée. Il ne suffit pas de mesurer les économies d’eau au niveau du champ. Tout programme visant à améliorer l’efficacité doit intégrer les progrès réalisés dans la façon de mesurer l’efficacité dans l’ensemble d’un système d’irrigation ou de bassin fluvial.
Conclusion
Si l’on veut que les systèmes d'irrigation consomment moins d'eau tout en maintenant ou en augmentant la production alimentaire, il faut impérativement adopter une approche holistique et « systémique » de l'efficacité. Bien que d'autres intrants agricoles (tels que les engrais et les variétés) permettent d’accroître la productivité, l’augmentation de l’efficacité favorise également l'irrigation à des moments plus opportuns, ce qui permet de réduire la consommation d'eau dans les champs et d’augmenter les rendements. Compte tenu de la diversité des configurations sociales, physiques et institutionnelles des systèmes d'irrigation à l'échelle mondiale, il est risqué d’avoir recours à un éventail restreint de technologies, même si elles ont pu se montrer prometteuses ou rentables ailleurs. Les principales dimensions d’une approche plus large sont les suivantes : (a) comprendre la nécessité de proposer diverses solutions ; (b) regrouper les connaissances des agriculteurs et des experts ; (c) plafonner les soutirages et décider de l'objet et de la destination auxquels sont réservés les volumes d'eau économisés ; (d) mesurer et surveiller l’ensemble des flux d'eau. Sur certains aspects, les gains de productivité réalisés au cours des 15 dernières années dans le bassin Murray-Darling se fondent sur différentes versions de ces approches (Grafton, 2010), lorsqu’un cadre politique (par exemple, la loi sur l'eau de 2007 et le Plan 2008 « L’avenir de l’eau ») a établi un contexte permanent dans lequel les agriculteurs et groupes d'agriculteurs examinent quelles sont les technologies les plus efficaces à adopter.
Bibliographie
CAWMA. 2007. Water for Food, Water for Life: A Comprehensive Assessment of Water Management in Agriculture. Earthscan, Londres, Royaume-Uni et International Water Management Institute, Colombo, Sri Lanka.
http://www.iwmi.cgiar.org/Assessment/Publications/books.htm
Grafton, R.Q. 2010. Economics of Water Reform in the Murray-Darling Basin. Centre for Water Economics, Environment and Policy, The Australian National University, Acton, ACT, Australie.
http://www.pc.gov.au/__data/assets/pdf_file/0008/94850/subdr081.pdf
Halsema, G.E. van et Vincent, L. 2012. Efficiency and productivity terms for water management: A matter of contextual relativism versus general absolutism. Agricultural Water Management 108, 9-15.
Keller, A.A. et Keller, J. 1995. Effective efficiency: a water use efficiency concept for allocating freshwater resources. Discussion Paper 22. Center for Economic Policy Studies, Winrock International, Arlington, VA, États-Unis.
Lankford, B.A. 2006. Localising irrigation efficiency. Irrigation and Drainage Systems 55, 345-362.
Lankford, B.A. 2012. Fictions, fractions, factorials, fractures and fractals; on the framing of irrigation efficiency. Agricultural Water Management 108, 27-38.
Lankford, B.A. 2013. Resource Efficiency Complexity and the Commons: The Paracommons and Paradoxes of Natural Resource Losses, Wastes and Wastages. Earthscan, Abingdon, Royaume-Uni.
Machibya, M. 2003. Challenging established concepts of irrigation efficiency in a water scarce river basin: a case study of the Usangu Basin, Tanzania. PhD Thesis, University of East Anglia, Norwich, Royaume-Uni.
Molden, D., Oweis, T., Steduto, P., Bindraban, P., Hanjra, M.A. et Kijne, J. 2010. Improving agricultural water productivity: between optimism and caution. Agricultural Water Management 97, 528-535.
Perry, C. 2011. Accounting for water use: terminology and implications for saving water and increasing production. Agricultural Water Management 98, 1840-1846.
Seckler, D.W. 1996. The New Era of Water Resources Management: Dans “Dry” to “Wet” Water Savings. CGIAR Issues in Agriculture No. 8. Banque mondiale, Washington, D.C., États-Unis.
http://www.worldbank.org/html/cgiar/publications/issues/issues8.pdf
UNESCO. 2012. Managing water under uncertainty and risk. The United Nations World Water Development Report 4. Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture, Paris, France.
http://www.unesco.org/new/en/natural-sciences/environment/water/wwap/wwdr/wwdr4-2012/#c219661
Ward, F. A. et Pulido-Velázquez, M. 2008. Water conservation in irrigation can increase water use. Proceedings of the National Academy of Sciences, USA 105 (47), 18215-18220.
[1] Une étude de terrain réalisée par Machibya (2003) a mesuré que les petits exploitants en manque d’eau situés en bout de chaîne cultivaient environ 3 à 4 t/ha de riz avec 927 mm d’eau ; que les petits exploitants situés à l’autre extrémité cultivaient environ 4 à 5 t/ha avec 1 385 mm ; et que les fermes d’État produisaient entre 2,5 et 3,5 t/ha avec 2 544 mm (les quantités correspondent aux valeurs de consommation). Cela démontre le vaste champ d’action pour l’adoption de techniques hautement efficaces, à la fois simples et disponibles localement.
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