La transformation comme vecteur de développement agricole : l’exemple du Centre d’incubation des technologies et des entreprises alimentaires de l’Université Makerere, en Ouganda
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John Muyonga, Université Makerere, Ouganda
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Introduction
On estime que 18 à 30 % des céréales et légumineuses, 30 à 45 % des tubercules et 50 à 55 % des fruits et légumes produits en Afrique, en Asie du Sud-Est et en Amérique latine partent à la poubelle. Ces pertes se produisent essentiellement lors de la manutention post-récolte, de la distribution et de la transformation (FAO, 2011). La contamination par les mycotoxines représente aussi un risque pour la santé et une entrave à l'accès au marché, avec des taux pouvant atteindre 50 à 100 % (Kaaya et al., 2006 ; Atukwase et al., 2009). La transformation agroalimentaire peut contribuer à réduire les pertes post-récolte et à améliorer la sécurité alimentaire, la valeur nutritive et la qualité des aliments. Elle peut également soutenir la stabilisation de l’offre de denrées alimentaires, l’accroissement de la durée de conservation et apporter un aspect pratique grâce à la fabrication d’aliments plus faciles à manipuler et à préparer.
Il a été démontré que le développement des capacités dans le domaine des technologies de transformation agroalimentaire pouvait stimuler la production végétale et animale. Des projets réussis de transformation agroalimentaire en Asie, en Amérique latine et en Afrique de l’Ouest ont révélé que les agriculteurs pouvaient rapidement augmenter leur production grâce à l’émergence de nouveaux marchés, et qu’en adoptant une approche du système de production axée sur la demande un processus de développement durable pouvait être mis en place (ASARECA, 1998). Par exemple, au Nigeria, la mécanisation de la transformation du manioc a permis aux agriculteurs de transformer cette culture périssable et encombrante en un aliment à faible coût et facile à stocker, dénommé gari. Ce procédé a permis de populariser le gari, d’augmenter la production de manioc et d’étendre la technologie de production de gari aux pays voisins.
La transformation agroalimentaire peut également encourager le développement d’aliments à forte valeur nutritive. Par exemple, le mélange de denrées de base riches en glucides avec des produits ayant une valeur nutritionnelle complémentaire et l’application de procédures de transformation appropriées peuvent conduire à la création d’aliments à plus forte densité énergétique et plus riches en nutriments, qui peuvent être utilisés en tant qu’alimentation complémentaire, notamment pour les nourrissons et les jeunes enfants. Lorsqu’elles sont mélangées à des denrées de base, les légumineuses augmentent la densité nutritionnelle car elles sont riches en protéines, en minéraux et en vitamines et contiennent moins d’amidon que les produits de base régulièrement consommés (USDA, 2011). Toutefois, certaines légumineuses contiennent des antinutriments tels que des inhibiteurs d’enzyme, de l’acide phytique, des polyphénols ainsi que des facteurs de flatulence (Ramakrishna et Ramakrishna, 2006) qui affectent la biodisponibilité des nutriments. Des techniques simples de manutention post-récolte et de transformation permettent de préparer des aliments complémentaires peu coûteux, sûrs, faciles à digérer, à forte teneur énergétique et riches en nutriments, à savoir : le trempage, la fermentation, la germination et le traitement thermique. Ces techniques réduisent le niveau de facteurs antinutritifs et améliorent la biodisponibilité des nutriments (Hotz et Gibson, 2007, 2013).
La transformation accroît également la valeur économique des produits agricoles et pourrait, si elle était correctement mise en œuvre, favoriser la diversification des revenus pour les communautés paysannes. La transformation à micro- et à petite échelle peut s’avérer particulièrement importante pour les petits agriculteurs, qui peuvent compléter leur alimentation et d’autres besoins en prolongeant la durée de vie des produits de base, notamment lorsque les récoltes sont abondantes ou lorsque les marchés sont saturés. Par ailleurs, il faudrait prévoir et mettre en œuvre un programme de transformation de la production agricole au niveau domestique, pour les ménages les plus exposés au risque de malnutrition.
Entraves au développement de l’industrie agroalimentaire
Dans plusieurs pays africains et probablement dans d’autres pays en développement, la croissance du secteur agroalimentaire est entravée par l’insuffisance des capacités humaines en matière de technologie alimentaire, de conception et de fabrication des équipements, ainsi que dans le domaine des services après-vente tels que la fourniture de pièces de rechange et l’assistance technique. Sachant que la plupart des équipements doivent être importés et sont souvent surdimensionnés, le coût d’acquisition des équipements de transformation est généralement très élevé, ce qui rend presque prohibitif le coût de création des entreprises agroalimentaires. De même, l’absence de conditionnement adapté et de normes d’étiquetage appropriées rend difficile pour les entreprises de produire des produits emballés attractifs à prix compétitif. Une présentation attrayante est essentielle pour la pénétration du marché et l’acceptation par les consommateurs, notamment au regard du grand nombre d’aliments importés présentés dans un bel emballage.
Des liens solides entre les producteurs, les transformateurs, les prestataires de services et le marché sont essentiels à la réussite des entreprises agroalimentaires, mais pour le moment ces liens restent limités et fragiles. Cette situation est aggravée par les systèmes de production agricole de subsistance, caractérisés par le fait que les agriculteurs cultivent un certain nombre de cultures dans des volumes limités. Ce modèle ne favorise pas le développement du secteur agroalimentaire, qui nécessiterait une offre régulière de grandes quantités de matières premières de qualité. La disponibilité saisonnière des matières premières pose également problème, étant donné la forte dépendance vis-à-vis de l’agriculture pluviale.
Par ailleurs, la demande de produits alimentaires transformés localement est relativement limitée du fait que ces produits sont généralement perçus comme étant de faible qualité, et aussi en raison du manque de marketing et de sensibilisation sur la valeur nutritive de ces produits. Les récentes tendances sociodémographiques et économiques comme l’urbanisation, notamment en Afrique, les voyages à l’étranger et la consolidation du marché régional ont favorisé une demande croissante des consommateurs en produits alimentaires transformés et prêts-à-servir.
Centre d’incubation des technologies et des entreprises alimentaires de l’Université Makerere (FTBIC)
La mission du Centre d’incubation des technologies et des entreprises alimentaires (FTBIC) consiste à développer de nouvelles entreprises fabriquant des produits alimentaires à valeur ajoutée sur la base des recherches menées à l’Université Makerere. Son rôle est aussi d’aider l’Université à enseigner aux étudiants des connaissances pratiques et entrepreneuriales. Le FTBIC a été créé en 2008, avec le soutien de la Fondation Rockefeller et du DFID (par l’intermédiaire de l’Association des universités africaines). Depuis 2010, le gouvernement de l’Ouganda apporte son concours au Centre dans le cadre de l’Initiative présidentielle.
Services et installations
Le FTBIC sert de plateforme pour les étudiants et les jeunes diplômés qui souhaitent se lancer dans l’entrepreneuriat. Il offre aux entreprises incubées (essentiellement de jeunes diplômés) un accès aux installations de transformation ainsi qu’une assistance technique pour renforcer leurs capacités en matière de production, de marketing et de management des entreprises. Les services proposés par le FTBIC aux entrepreneurs diplômés intéressés et à d’autres clients de l’industrie alimentaire comprennent : le développement de produits, la formation à la transformation agroalimentaire, l’accès à la transformation contractuelle, l’analyse des aliments ainsi que des conseils techniques, en particulier sur les aspects liés à la gestion de la qualité, à la transformation et au conditionnement.
Le FTBIC dispose d’installations de transformation basiques, mises à disposition moyennant une certaine somme ; les services de transformation contractuelle constituent donc un élément central. Ces installations comprennent des lignes de transformation de produits laitiers, de viande, de cuisson et de fruits et légumes. Le Centre dispose également d’une installation de transformation mobile de fruits et légumes, conçue par le personnel de l’Université Makerere et fabriquée par la société Alvan Blanch, au Royaume-Uni. Cette installation a été déployée dans différentes régions de l’Ouganda pour faciliter la transformation des mangues et des tomates, et a permis la stabilisation de la culture de même que la création de valeur ajoutée.
Fig. 1. Installation mobile de transformation de fruits utilisée pour la transformation des mangues dans le district de Yumbe, en Ouganda. Photo de Jane Anyango. |
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Résultats
Le FTBIC a facilité la création de 20 nouvelles entreprises de transformation agroalimentaire et a permis d’élargir la variété des produits agroalimentaires disponibles sur le marché. Quarante-et-un nouveaux produits ont été développés, parmi lesquels : le bushera à longue conservation (porridge fermenté non alcoolisé traditionnel à base de mil et de sorgho), le bœuf fumé traditionnel, le jus de banane et la bière de banane, une variété de vin à base de fruits tropicaux, le lait de soja, les yaourts, le tofu, les farines et collations à base d’amarante-grain, le jus de groseille, les biscuits enrichis en nutriments et la liqueur aromatisée aux racines sauvages (omulondo). Ces aliments ougandais, pour la plupart traditionnels, ont été introduits dans les points de vente modernes comme les supermarchés urbains, grâce au soutien du FTBIC. Certains produits sont disponibles dans les pays voisins, bien que l’exportation soit encore limitée et qu’elle utilise généralement des circuits informels. Le FTBIC a mis en relation certaines entreprises incubées avec le Conseil ougandais de promotion des exportations afin de renforcer leurs capacités d’accès aux marchés d’exportation.
Ce projet a également créé plus de 120 emplois directs dans la production et la commercialisation des produits alimentaires à valeur ajoutée et a fourni du travail à près de 400 fournisseurs de matières premières. Les entrepreneurs diplômés qui dirigent ces entreprises gagnent généralement plus que leurs confrères qui rentrent directement sur le marché du travail. Grâce aux efforts déployés, un marché des matières premières agricoles s’est développé, ce qui a permis d’accroître les revenus des agriculteurs et de stimuler la production agricole. Par exemple, ce projet a aidé deux entreprises à développer des produits à valeur ajoutée à base d’amarante-grain (encadré 1). Cela a contribué à la création d’un marché pour cette culture, en stimulant l’augmentation de la production agricole et en renforçant les liens en amont et en aval, notamment des entreprises traditionnelles du secteur. Le secteur privé fournit des conseils aux entreprises incubées et certains investisseurs privés ont manifesté leur intérêt pour investir dans ces entreprises.
Fig. 2. Produits à valeur ajoutée à base d’amarante-grain développés à l’Université Makerere. Photo de Dorothy Nakimbugwe. |
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l’Université Makerere bénéficient d’une formation pratique, qui leur permet de parfaire leurs compétences techniques et entrepreneuriales. Le personnel de l’Institut des sciences de l’entreprise et du management et du Centre d’entrepreneuriat de l’École de commerce de Makerere, lui, les aide à renforcer leurs compétences commerciales. Les enseignements tirés grâce au programme d’incubation seront intégrés dans les programmes universitaires de sciences et technologies des aliments. Le FTBIC permet également de renforcer les liens entre la recherche universitaire, la formation et les entreprises dans le domaine des sciences et technologies des aliments.
Encadré 1 : Du laboratoire au marché : l’exemple de la recherche sur l’amarante-grain en Ouganda L’amarante-grain (Amaranthus hypochondriacus et A. cruentus) est une culture vivrière relativement récente en Ouganda. Elle est riche en protéines, en calcium, en fer, en acide folique, en caroténoïdes et en vitamine E. Le développement de produits à l’Université Makerere encourage l’utilisation de cette culture ; par exemple, de la farine instantanée et des céréales pour petit-déjeuner ont été développées par cuisson-extrusion. L’analyse des produits a montré qu’ils contenaient plus de protéines, de fibres alimentaires et de fer que les produits similaires fabriqués à partir de maïs dégermé, ingrédient largement utilisé pour la fabrication des céréales pour petit-déjeuner et des aliments complémentaires. La bouillie fabriquée à partir de farine instantanée d’amarante-grain présentait également une densité énergétique et des qualités sensorielles supérieures à celles des aliments complémentaires à base de maïs disponibles dans le commerce. Concernant les céréales pour petit-déjeuner, les meilleures propriétés organoleptiques ont été obtenues par mélange avec du maïs dans une proportion de 75/25 (amarante-grain/maïs). Au vu de ces résultats, la transformation commerciale de l’amarante-grain par le secteur privé a commencé en Ouganda, offrant à la population des produits alimentaires nutritifs et un marché pour les agriculteurs. |
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Conclusion
Compte tenu de l’importance de l’agriculture dans les économies des pays africains et des autres pays en développement, il est essentiel d’investir dans la transformation agroalimentaire si l’on veut stimuler le développement de l’agriculture. Si les universités peuvent servir de catalyseur dans la promotion de la transformation agroalimentaire en adoptant un modèle de triple hélice « recherche, enseignement et entrepreneuriat », il faut aussi que les gouvernements et partenaires du développement investissent et que le secteur privé s’engage dans cette voie. Le cas de Makerere offre de précieuses leçons aux autres universités d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Cependant, pour assurer la pérennité du programme du FTBIC, des investissements publics et privés supplémentaires sont nécessaires. Le gouvernement ougandais s’est engagé à financer le FTBIC de l’Université Makerere pendant 5 ans (2010-2015) et on cherche à obtenir une prolongation pour assurer sa viabilité, car il joue un rôle essentiel dans le développement à long terme des petites et moyennes entreprises agroalimentaires ougandaises et dans l’accroissement correspondant de la productivité agricole et des revenus des petits exploitants.
Bibliographie
ASARECA. 1998. Foodnet. An Agro-Enterprise project linking ASARECA commodity networks in market oriented research. Association for Strengthening Agricultural Research in Eastern and Central Africa, Entebbe, Uganda. http://www.foodnet.cgiar.org/about/Proposal.PDF. Consulté le 24 septembre 2014.
Atukwase, A., Kaaya, A. et Muyanja, C. 2009. Factors associated with fumonosin contamination of maize in Uganda. Journal of Science of Food and Agriculture, 89, 2393-2398.
Hotz, C. et Gibson, R.S. 2007. Traditional food-processing and preparation practices to enhance the bioavailability of micronutrients in plant-based diets. Symposium: Food-Based Approaches to Combating Micronutrient Deficiencies in Children of Developing Countries. Journal of Nutrition, 137, 1097-1100.
Kaaya, A.N., Kyamuhangire, W. et Kyamanywa, S. 2006. Factors affecting aflatoxin contamination of harvested maize in the three agroecological zones of Uganda. Journal of Applied Sciences, 6, 2401-2407.
Ramakrishna, V. et Ramakrishna Rao, P. 2006. Storage protein degradation in germinating Indian bean (Dolichos lablab L. var lignosus) seeds. Seed Science and Technology, 34, 161-168.
USDA. 2011. National Nutrient Database for Standard Reference, Release 24. United States Department of Agriculture, Beltsville, MD, États-Unis. http://ndb.nal.usda.gov/ndb/foods/list. Consulté le 24 septembre 2014.
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