Knowledge for Development

Sortir de la tour d’ivoire et refonder l’enseignement supérieur pour l’âge de l’éphémère

Author: Dr. Paul Kibwika, université de Makerere, Ouganda , Dr. Arjen E.J. Wals, université et centre de recherche de Wageningen, Pays-Bas

Date: 22/02/2008

Introduction:

Figure 1: Constructing innovation competence through higher agriculture education (source: Kibwika, 2006)

Nous vivons dans un monde essentiellement systémique caractérisé par des causalités et des interactions multiples et des effets retour complexes ; les structures d’enseignement dominantes sont pourtant basées sur la fragmentation plutôt que sur la connexion, la mise en relation et la synergie (Sterling, 2001). Confrontées aux défis du XXIe siècle, les universités ne doivent donc pas seulement redécouvrir, construire et partager les savoirs et les pratiques indigènes, mais aussi générer et/ou adapter de nouveaux concepts et de nouvelles pratiques qui contribueront à créer un monde plus durable. Les universitaires qui croient toujours que leurs universités sont des tours d’ivoire doivent se préparer à l’idée de « changer de logiciel » afin qu’elles deviennent un élément essentiel de la communauté qui les appuie. De là, pour tous ceux qui sont impliqués dans la refonte de l’enseignement supérieur de l’agronomie et des sciences naturelles dans la région ACP, le défi qui consiste à revisiter les pratiques institutionnelles, soumettre les matières à l’examen, apporter plus de synergie et contribuer plus significativement au développement économique et humain.


 

Enseignement et compétence

L’enseignement permet aux hommes de devenir des membres autonomes de la société en quête de sens, contribuant à développer leur potentiel et inventant ensemble des solutions. Qu’il puisse exister un monde durable sans participation ni démocratie, cela relève de l’improbable, et même de l’impossible (Wals & Jickling, 2002) : il ne peut être créé sans une implication complète et démocratique de tous les membres de la société. Les universités doivent donc impliquer leurs étudiants non tant dans un enseignement du savoir, mais plutôt dans un enseignement de l’agir et, en fait, dans un enseignement de l’être (tableau 1). L’enseignement de l’être signifie un enseignement qui ne soit pas de l’ordre de la transmission (l’enseignement par la reproduction du savoir), mais de celui de la transformation (l’enseignement comme changement). Ce dernier demande une interpénétration entre les matières, entre l’université et la société au sens large, ainsi qu’entre les cultures. Il faut y ajouter la compétence qui permet d’intégrer, de relier, de confronter et de réconcilier différentes conceptions du monde.

  Scientia Techne Praxis
But Enseignement du savoir Enseignement de l’agir Enseignement de l’être
Savoir produit Propositionnel Pratique Expérimental
Structure Matières Habiletés/savoir-faire Sujets/compétences
Rôle du professeur Expert Maître Animateur
Stratégies d’enseignement Cours magistral théorique Instructions pratiques et démonstrations Projets réels
Style de recherche Basique (expérimental) Appliquée (recherche-développement) Active (participative)
Buts de la recherche Connaissance abstraites, universelles Solutions professionnelles Savoir contextuel / action pour le changement
Socle philosophique Positivisme Uilitarisme Constructivisme
Sujet de réflexion Que sais-je ? Que puis-je faire maintenant ? Où vais-je ?

Table 1. Quelques points discriminants entre les différentes traditions de savoir (d’après Bawden et Macadam, 1991, p. 4)

L’âpre quête de solutions intégrées au travers de systèmes d’innovation participative et multidisciplinaire semble essentielle, mais de nombreuses universités ACP n’ont pas encore réussi à développer efficacement les compétences respectives de leur personnel et de leurs élèves. En plus de leurs fonctions universitaires, les facultés et les étudiants doivent mettre au point un enseignement d’une tout autre nature si l’université veut prendre en charge plus de fonctions sociétales et de développement, ou plus spécifiquement si elle veut peser sur les leviers du changement dans un environnement complexe. La capacité de l’Université à fournir des services de formation, de recherche et de vulgarisation qui traitent de façon pertinente les problèmes du monde réel, voilà un point hautement critique.

L’Université doit soigneusement repérer les écarts de compétences des professionnels, des agriculteurs, des décideurs politiques et autres acteurs de l’agriculture par un apprentissage collaboratif du savoir. C’est par cet engagement auprès des parties prenantes que les innovations qui en résultent seront susceptibles de libérer les agriculteurs et les pays du piège de la pauvreté et de contribuer à un développement socio-économique qui ne compromette pas l’avenir. Cela demande de développer des compétences transversales d’innovation où les enseignants deviennent des animateurs d’un apprentissage du développement de l’influence sur le changement dans la société. L’interconnexion et le renforcement des capacités interviendront ainsi à plusieurs niveaux : l’Université, les responsables de services de développement et la communauté de base. La figure 1 montre les éléments-clé, les fonctions et les relations qui, si on les considère d’un point de vue holistique, constituent la compétence d’innovation.

Contrairement aux universitaires qui communiquent en premier lieu avec leurs pairs, les praticiens se trouvent au croisement des chercheurs, des bailleurs de fonds, des agences multilatérales, des militants, des ONG et des communautés pauvres, et doivent par là être capables de fonctionner dans des modalités de communication multiples (Woolcock, 2006). Ces capacités de communication intègrent les professionnels à la société et leur permettent d’influencer réellement le changement en tant que membres du système social ; ils le font en participant au système plutôt qu’en l’étudiant. Les enseignants et les étudiants doivent s’impliquer de plus en plus dans un apprentissage en commun menant à une création commune de connaissances par une plus grande interaction entre les universités et les communautés. Cela signifie que les universités doivent arrêter de former des étudiants qui ne seraient capables de communiquer qu’avec leurs pairs.

Les voies de la recherche

Les chercheurs doivent, aujourd’hui et dans l’avenir, être capables de briser les routines qui renforcent le status quo et explorer des voies créatives et non orthodoxes afin de résoudre des problèmes complexes. C’est à ce prix que la créativité sera débridée et que les chercheurs commenceront à se redresser et à goûter au plaisir d’affronter les défis de résoudre les problèmes complexes, jusque-là négligés, qui seront portés à leur attention par leur implication dans la société. Prendre cela comme critère du progrès universitaire est une démarche plus risquée que celle qui consiste à se baser uniquement sur les publications dans les revues à comité de lecture. La « recherche de fouille » pourrait cesser d’être le modèle dominant, remplacée en partie par la « recherche d’apprentissage », et de façon encore plus radicale, par la « recherche militante » (tableau 2).

  Recherche de fouille Recherche d’apprentissage Recherche militante

Mode de compréhension

Nature de l’enquête

Empirique, analytique
Réductionniste
Objectif

Universelle

Hermeneutique-interpretatif
Holistique-descriptif
(inter)Subjectif

Trans-contextuelle

Socialement critique
Transformateur du contexte

Dynamique-intersubjective

Rôles du chercheur Bon expérimentateur
Passif-détaché
Expert neutre
Bon auditeur
Actif-détaché ou passif-engagé
Consciemment de parti pris
Apprenant
Bon allié
Actif-engagé
Consciemment militant
Co-apprenant
Rôle du participant Source passive de données Informateur actif Participant - apprenant
But noble Amélioration de l’efficacité améliorée, modèles, prévisibilité, « vérité » Amélioration de la compréhension
Hypothèses a priori
Effet miroir
Transformation, changement systémique
But réel Statut, carrière, déroulement de carrière, publications Statut, carrière, déroulement de carrière, publications Transformation réelle, changement systémique ?
Langage utilisé Exclusif, scientifique – quoique simple envers les groupes-cible Exclusif, scientifique Contextuel –généré en commun

Table 2 Voies conventionnelles et voies émergentes de la recherche (d’après Dillon et Wals, 2006).

Entreprenariat

Quand les gens trouvent des solutions qui marchent pour eux ils prennent en charge leur propre développement et commencent à penser et à agir en entrepreneurs, par exemple ceux qui se débrouillent, et même tirent parti, de l’incertitude et de la complexité. On demandera de plus en plus aux universités de construire des entrepreneurs plutôt que des bureaucrates. L’entreprenariat ne se décrète pas, n’est pas une matière de cours ; c’est un engagement dans la pratique. Pour construire des entrepreneurs, les enseignants universitaires doivent eux-mêmes devenirs des entrepreneurs, c’est-à-dire qu’ils doivent trouver des solutions qui marchent aux problèmes qui se posent dans des contextes divers. La recherche-action et l’externalisation des process offrent des outils pour permettre aux universitaires de devenir des entrepreneurs de l’enseignement et de la recherche. Dans ce type d’implication, l’accent qui était placé sur l’accomplissement des tâches passe à la résolution des problèmes ou à la mise au point de nouveaux produits, ce qui demande beaucoup de créativité et d’inventivité.

Implications didactiques

On ne peut prendre en compte à la fois la croissance économique, la stabilité sociale et la durabilité sans envisager de manière très critique de restructurer les dispositions didactiques. Ces nouvelles dispositions présupposent une approche des problèmes et une formation continue basée sur l’expérience qui sont susceptibles de déclencher un certain nombre de mutations dans l’orientation de l’enseignement (Wals, 2000) :

  •  

    De la consommation de l’enseignement à la découverte par l’enseignement, dans des environnements ouverts

     

  •  

    De dispositions tournées vers l’enseignant à d’autres tournées vers l’étudiant

     

  •  

    De l’enseignement individuel à l’enseignement en commun

     

  •  

    D’un enseignement dominé par la théorie à un enseignement tourné vers la praxis

     

  •  

    De la pure accumulation de connaissances à l’orientation dans des sujets problématiques

     

  •  

    D’un enseignement basé sur le contenu à un enseignement autorégulateur

     

  •  

    D’un enseignement donné par le personnel universitaire à un enseignement venant de l’extérieur

     

  •  

    D’un enseignement de bas niveau cognitif à un enseignement du plus haut niveau cognitif

     

Conclusion

Dans l’avenir, les universités des pays ACP qui adopteront cette nouvelle façon de penser et de travailler se verront mieux reconnues dans la société pour leur place de guide et comme lieu de création d’un savoir de pointe. En permanence, elles remettront en question et réformeront profondément les routines profondément ancrées qui ne sauraient perdurer et s’engageront dans un combat partagé de quête incessante de la protection de la planète.

Enfin, l’Université et les universitaires devront s’inspirer des pratiques durables qu’ils cherchent à promouvoir pour gérer leur enseignement et leur recherche comme si c’était leur propre petite entreprise. L’Université de l’avenir vivra et apprendra par l’exemple, faute de quoi le fossé s’élargira entre la rhétorique et la réalité, et sa crédibilité sera affaiblie par la suite.

Références

Bawden, R. et Macadam, R. (1991). Action Researching Systems: Extension Reconstructed. Communication préparée pour l’atelier 'Agricultural Knowledge Systems and the Role of Extension' à l’université de Hohenheim, Stuttgart, Allemagne. 21-25 mai, 1991.

Dillon, J. et Wals, A.E.J. (2006) On the dangers of blurring methods, methodologies and ideologies in environmental education research, Environmental Education Research, 12(3/4), pp. 549–558.

Kibwika, P. (2006) Learning to make change: Developing innovation competence for recreating the African university of the 21st century. Thèse de doctorat publiée. Wageningen: Wageningen Academic Publishers.

Sterling, S. (2001). Sustainable Education: Re-visioning and Change. Schumacher Briefing No. 6. Green Books Ltd.

Wals, A.E.J. et Jickling, B. (2002). “Sustainability” in Higher Education from doublethink and newspeak to critical thinking and meaningful learning. Higher Education Policy, vol. 15, pp. 121–131.

Wals, A.E.J. et Bawden, R. (2000). Integrating sustainability into agricultural education: dealing with complexity, uncertainty and diverging worldviews. Gent: ICA, 48 p.

Woolcock, M. (2006). “Higher Education, Policy Schools, and Development Studies: What Should Masters Degree Students be Taught?”, Journal of International Development, Volume 19, Issue 1 , pp. 55–73.

Ressources clés des auteurs sur le sujet :

Kibwika, P. (2006). Learning to make change: Developing innovation competence for recreating the African university of the 21st century

Wals, A.E.J. (2007). Social Learning towards a sustainable world.

Shalcross, T., Robinson, J., Pace, P. et A.E.J. Wals (2006). Creating Sustainable Environments in our Schools.

Corcoran, P.B. et Wals, A.E.J (éditeurs) (2004). Higher Education and the Challenge of Sustainability: Problematics, Promise, and Practice. Dordrecht, Kluwer Academic Press.

Préparé par J.A. Francis, CTA et J. Sluijs, KIT

22/02/2008

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