Knowledge for Development

Vers une science plus inclusive. Evolutions dans la production du savoir

Author: Gérard Toulouse, École normale supérieure (Paris)

Date: 11/01/2011

Introduction:

Exposé sur la production du savoir, par Gérard Toulouse

de l'École normale supérieure (Paris), présenté lors de la réunion "Science, Indigenous Knowledge and Innovation" du Comité consultatif du CTA sur la science et la technologie, Johannesburg, 22-26 novembre 2010.

Pourquoi et comment la science moderne – telle qu’elle s’est développée en Occident durant les quatre siècles passés – a-t-elle pu se montrer aussi aveugle quant à la valeur de ces domaines d’investigation ? En bref, pourquoi une si longue phase de négligence condescendante pour les savoirs traditionnels et indigènes ? "


 

Vers une science plus inclusive. Evolutions dans la production du savoir.

Réunion "Science, Indigenous Knowledge and Innovation" du Comité consultatif du CTA sur la science et la technologie, Johannesburg, 22-26 novembre 2010.

Gérard Toulouse, École normale supérieure (Paris)

La nuit dernière j’ai décidé de ré-arranger mon exposé après avoir écouté la conférence magistrale sur Science, Savoir Indigène et Innovation – Défis pour le Développement présentée par le Professeur Jacobus Nicolaas Eloff, directeur du Programme Phytomédecine à l’Université de Pretoria.
En vérité, sa fresque brillante et convaincante sur l’ancienneté de la médecine des plantes, et sur ses vastes promesses pour l’avenir, soulevait implicitement une question majeure : pourquoi et comment la science moderne – telle qu’elle s’est développée en Occident durant les quatre siècles passés – a-t-elle pu se montrer aussi aveugle quant à la valeur de ces domaines d’investigation ?
En bref, pourquoi une si longue phase de négligence condescendante pour les savoirs traditionnels et indigènes ?
Dans un coin de notre salle, j’ai disposé une affiche intitulée Milestones of science, produite en 2004 by AAAS (the American Association for the Advancement of Science) et alignant environ dix douzaines de rubriques. Les concepteurs de ce Tableau historique se sont probablement jugés d’esprit ouvert, éclairé car, parmi les 24 faces de pionniers illustrant l’affiche, quatre sont féminines. De fait, six ans plus tard, cette Charte est toujours mise en ligne sur le site : http://promo.aaas.org/kn_marketing/milestones.shtml

La case d’entrée de la Charte contient : Ere préscientifique : Phénomènes expliqués dans des contextes de magie, religion et expérience. Comme si l’expérience, quels que soient les autres contextes, ne pouvait pas produire des savoirs valides et utiles. Suivent neuf rubriques portant sur la science grecque, et couvrant un millénaire (de -500 à +500).

La première et seule mention d’une découverte marquante contribuée par la Chine arrive tardivement, en 2001, avec cet énoncé : Des fermiers chinois trouvent un fossile du genre canard, couvert de plumes ! Mais la notice peut-être la plus révélatrice, quant aux préjugés de la science moderne envers les savoirs traditionnels, est celle-ci : 1720. Lady Mary Wortley Montagu -> Introduit une technique primitive d’immunisation contre les maladies. En réalité, cette aristocrate britannique distinguée introduisit (en Europe), des pratiques ottomanes traditionnelles (inconnues en Europe), de vaccination contre la variole (probablement venues d’Inde ou de Chine, autour du deuxième siècle avant J.C.), dont elle avait appris l’existence alors que son époux était ambassadeur à Istanbul – un acte de transmission du savoir fort respectable, mais pas vraiment un monument universel dans l’histoire de la science.

La Renaissance européenne (rinascimento en italien) se référait expressément à l’antiquité gréco-romaine : réveil des beaux arts, résurgence des académies. La période intermédiaire fut appelée ‘médiévale’, et devint perçue comme un ‘âge sombre‘, interlude obscur entre deux brillantes phases de civilisation.
Dans le sillage de la Renaissance, s’instaura une série de divorces :
- divorce entre politique et religion (Machiavel), suite aux guerres de religion entraînées par la Réforme;
- divorce entre science et religion, après la condamnation de Galilée par le Vatican.
Une liste impressionnante de tels divorces apparaît dans une phrase célèbre de Robert Hooke (1663), rédigée pour les statuts de la naissante académie britannique : The business and design of the Royal Society is to improve the knowledge of natural things, and all useful arts, manufactures, mechanick practices, engynes and inventions by experiments (not meddling with divinity, metaphysics, moralls, politicks, grammar, rhetorics or logick).
Ainsi émergèrent conjointement une revendication d’autonomie, et un accent mis sur l’exclusivité :
- exclure charlatans et pseudo-sciences (astrologie, alchimie),
- mais aussi l’éthique, en raison des liens anciens entre moralité et religion,
- et une vaste part des savoirs traditionnels provenant d’observation et d’expérience prolongées, plutôt que via des expérimentations décisives effectuées en laboratoires.

Certes la mécanique newtonienne fut une prouesse remarquable, unifiant mécanique céleste et terrestre : à la fois mathématique, déterministe, quantitative et prédictive. Elle devint un symbole exemplaire de triomphe pour une science ‘dure’ contre la théorie ptolémaïque ‘molle’, soutenue par une superstition religieuse. Cependant des crises survinrent plus tard, car plusieurs sciences n’étaient pas vraiment conformes au paradigme newtonien. La crise la plus spectaculaire se produisit avec la théorie de l’évolution darwinienne, laquelle est non-mathématique, non-déterministe, non-quantitative, non-prédictive. Et pourtant valide et pertinente dans son domaine ! La mécanique newtonienne elle-même se révéla plus tard être seulement une approximation-de-la-vérité aux grandes vitesses (théorie de la relativité), et aux petites tailles (mécanique quantique).

En réalité, il n’y a pas une science, mais une pluralité de sciences. Ainsi l’historien T.S. Kuhn introduisit la notion de révolutions scientifiques, mettant l’accent sur cette diversité. Une liste restreinte d’une vingtaine de révolutions scientifiques majeures peut être établie, provenant soit d’avancées conceptuelles soit de découvertes expérimentales.
Une autre source de profondes difficultés est venue de l’observation que la science moderne produisait maints effets indésirables, tels que :
- armes de destruction massives (gaz de combat pendant la première guerre mondiale, bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki pendant la seconde) ;
- pollutions radioactives et chimiques, crises financières, épuisement de ressources naturelles, changement climatique, etc. etc. ;
suscitant ainsi ressentiment à l’extérieur (parmi l’ensemble de la société), et sursaut éthique à l’intérieur (au sein de la communauté scientifique).
Le mouvement éthique dans les sciences peut être vu comme une révaluation morale, une expression forgée en analogie avec le terme révolution scientifique. Des exemples de telles révaluations sont :
- abolition de l’esclavage,
- libération des femmes,
- décolonisation,
- remplacement de la guerre par le droit,
- la construction européenne (en tant que stratégie pour l’élimination de la guerre à l’intérieur d’un continent),
- et le mouvement éthique dans les sciences, incluant respect pour les savoirs traditionnels et protection pour les peuples indigènes.

Quelques événements significatifs, survenus durant les années récentes, méritent ici mention :
- lors de la Conférence mondiale sur la Science, en 1999 à Budapest (la précédente s’était tenue vingt ans plus tôt, à Vienne), émergèrent 3 domaines de consensus - en faveur d’interactions accrues entre sciences sociales et naturelles, davantage d’opportunités pour les femmes, éthique des sciences – et 2 domaines de dissensus, à propos des droits de propriété intellectuelle, et des savoirs traditionnels. Autour de ce dernier thème, une crise apparut au sein de l’ICSU, le Conseil International pour la Science, qui amena le philosophe norvégien Dagfinn Follesdal à rédiger un article admirablement clarificateur : Science, pseudo-science and traditional knowledge, publié dans le Biennial Yearbook 2002 de ALLEA (Alliance Européenne des Académies) ; ce papier est accessible sur www.allea.org;
- le projet du SCIence and DEVelopment NETwork, lancé par le journaliste scientifique David Dickson (Londres) ; le site www.scidev.net est maintenant devenu une référence précieuse, fournissant un modèle de fair-play entre pays développés et en développement;
- les écrits du philosophe indien Amartya Sen, lauréat Nobel 1998 en économie ; deux de ses conférences Democracy and its Global Roots, 2003, et Democracy as a Universal Value, 1999, ont été traduites en français -> un livret paru en 2005 dont le titre devint : La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident. Notre rencontre ici relève de même inspiration, et aurait pu recevoir un titre similaire (à l’usage notamment de chercheurs des sciences dures dans mon genre) : Le savoir des autres, et la reconnaissance qu’il mérite.

Quelques remarques pour conclure.
En éthique, comme en science, le message est dans la méthode : un processus collectif circulaire, allant des hypothèses aux faits, et retour, et encore, éventuellement convergeant vers un équilibre réflexif, lequel reste toujours susceptible de modifications via de nouveaux faits, ou de nouvelles hypothèses, ou de nouveaux arguments.

La promotion de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité figure parmi les missions constitutives de l’Unesco. Notre commune ambition universelle est d’atteindre une sagesse supérieure. Selon Giambattista Vico (1668-1744), et sa théorie des corsi e ricorsi, chaque période de l’histoire peut être vue comme la projection, sur un autre plan, d’un modèle déjà observé dans un cycle précédent. Ainsi l’histoire se déroulerait en spirale. Cette forme d’évolution a été ressentie en Afrique du Sud, où la période pénible de l’apartheid a été suivie par l’avènement d’une société arc-en-ciel, pouvant être perçue comme renaissance d’anciennes traditions de fair-play (cf. Amartya Sen).

Et désormais, un peu partout sur la planète, un tel déroulement en hélice s’observe dans la nouvelle attitude adoptée à l’égard des savoirs traditionnels, après une longue phase de marginalisation au cours de l’ère occidentale/moderne. Dans les deux cas, le mouvement allant de l’exclusivité vers l’inclusivité implique un aggiornamento, un changement large et profond d’état d’esprit.


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