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Éthique de l’innovation en agriculture : inclusivité et réflexivité

Author: Kristal Jones, associé de recherche, Centre national de synthèse socio-environnementale, Université du Maryland, États-Unis.

Date: 25/04/2016

Introduction:

Cette dernière décennie, l’innovation est devenue un maître-mot dans le domaine du développement international. Les principaux bailleurs de fonds, tels que l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), soutiennent les « laboratoires d’innovation », qui consacrent leurs ressources et leur expertise à soulever de nouvelles questions de recherche fondées sur les réussites et les échecs passés. Les organisations non gouvernementales du monde entier facilitent et encouragent les innovations locales visant à répondre à des besoins locaux et s’efforcent de trouver de nouvelles idées pertinentes et adaptées à des lieux spécifiques. Ces approches, ainsi que d’autres, de l’innovation dans le développement international s’inspirent du modèle d’entreprise privée des jeunes pousses dans le secteur des technologies de l’information, dans lequel l’innovation est considérée comme un processus de collaboration qui s’efforce en permanence d’adapter et d’améliorer les choses, les systèmes et les idées existants. Cependant, comme le soulignent Fabian et Fabricant, l’orientation de l’innovation technologique vers une destruction créatrice, où le changement est constant et « retombe rapidement », génère davantage d’innovation et ne reflète pas les réalités éthiques et pratiques de la recherche et de la programmation en matière de développement international, où le bien-être humain est en jeu.


 

Éthique de l’innovation en agriculture : inclusivité et réflexivité

Kristal Jones, associé de recherche, Centre national de synthèse socio-environnementale, Université du Maryland, États-Unis.

Introduction

Cette dernière décennie, l’innovation est devenue un maître-mot dans le domaine du développement international. Les principaux bailleurs de fonds, tels que l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), soutiennent les « laboratoires d’innovation », qui consacrent leurs ressources et leur expertise à soulever de nouvelles questions de recherche fondées sur les réussites et les échecs passés. Les organisations non gouvernementales du monde entier facilitent et encouragent les innovations locales visant à répondre à des besoins locaux et s’efforcent de trouver de nouvelles idées pertinentes et adaptées à des lieux spécifiques (Keny-Guyer, 2013). Ces approches, ainsi que d’autres, de l’innovation dans le développement international s’inspirent du modèle d’entreprise privée des jeunes pousses dans le secteur des technologies de l’information, dans lequel l’innovation est considérée comme un processus de collaboration qui s’efforce en permanence d’adapter et d’améliorer les choses, les systèmes et les idées existants. Cependant, comme le soulignent Fabian et Fabricant (2014), l’orientation de l’innovation technologique vers une destruction créatrice, où le changement est constant et « retombe rapidement », génère davantage d’innovation et ne reflète pas les réalités éthiques et pratiques de la recherche et de la programmation en matière de développement international, où le bien-être humain est en jeu.

L’innovation dans l’agriculture se réfère aux objectifs ou priorités d’un programme de recherche ou de développement, et à la façon de les atteindre (Korthals, 2008). Norman Borlaug, souvent appelé le père de la Révolution verte, a décrit le processus d’innovation qui a généré de nouvelles variétés comme n’étant « ni un coup de chance, ni un accident de la nature ». En fait, il aura fallu « deux décennies de recherche intensive » sur les variétés mexicaines de blé et sur la façon dont elles pourraient contribuer à accroître la production alimentaire au Pakistan et en Inde pour donner naissance à un processus d’innovation dans lequel « d’énormes quantités de semences ont été importées de pays lointains et cultivées avec succès dans leur nouvel habitat » (Borlaug, 1970). Les priorités de recherche – accroître les rendements des céréales de base – et le processus de recherche – l’application de la technologie et de la méthode scientifique à l’identification et à la sélection des gènes dans les nouvelles variétés – étaient interconnectés et influencés par les nombreuses personnes (principalement des experts agricoles titulaires d’un doctorat) qui contribuaient à l’innovation, ainsi que par le contexte (la croissance démographie et la faim) dans lequel l’innovation avait lieu.

Quelles sont les valeurs et les principes éthiques qui doivent guider l’innovation ?

L’innovation dans le développement international peut être assimilée à un phénomène neutre et nécessaire de la vie ; s’il y a des problèmes dans le monde, nous devons faire certains changements et trouver des idées pour y remédier. L’acceptabilité sociale et la désirabilité de priorités et de processus d’innovation spécifiques sont ensuite évaluées en fonction de leur capacité à résoudre ces problèmes. Or, l’innovation étant un processus dynamique orienté vers la création de nouvelles choses, de nouveaux systèmes et de nouvelles idées, les individus et les institutions sont constamment amenés à prendre des décisions concernant les priorités d’innovation qu’ils convoitent, et les processus d’innovation qu’ils considèrent comme éthiques (Korthals, 2008). Généralement, les principaux enjeux sont explicitement indiqués dans les énoncés de mission et les thèmes choisis par les organisations non-gouvernementales et internationales, qui mettent essentiellement en avant les droits de l’homme, la sécurité alimentaire ou la santé maternelle. Toutefois, on déplore couramment un manque de sensibilisation ou de transparence concernant les valeurs utilisées pour évaluer les priorités et les objectifs possibles dans ces domaines. Plus précisément, l’éthique qui guide les processus d’innovation d’un projet ou d’une organisation donné manque souvent d’articulation. N’étant pas assez explicites, de nombreux projets finissent par avoir des impacts sociaux et écologiques négatifs involontaires et inattendus.

Quels sont les valeurs et les principes éthiques qui doivent guider l’innovation en agriculture ? Avec l’utilisation accrue de la biotechnologie, des techniques de production modernes et des marchés de produits de base, ces questions sont aujourd’hui au cœur de nombreuses discussions sur la recherche et le développement agricoles internationaux (Kinderlerer, 2011). Les conséquences de la Révolution verte, par exemple, ont fait l’objet d’une analyse comparée identifiant les valeurs qui ont guidé les priorités et les processus de recherche. Evenson et Gollin (2003) affirment que, du fait que le but des innovations de la Révolution verte était d’accroître l’efficacité économique et le rendement des principales cultures agricoles et que le processus s’articulait autour de méthodes scientifiques formelles et du développement des marchés des intrants, certains types de personnes ont davantage bénéficié des innovations que d’autres. Les grands exploitants, qui avaient accès aux liquidités et au crédit pour acheter de nouvelles semences et des engrais, et qui avaient des connaissances ou une formation dans les techniques de production agricole « modernes », ont pu en tirer profit. Les petits exploitants, qui n’avaient pas accès à suffisamment de terres, de liquidités ou de crédit pour leur permettre, économiquement parlant, d’acheter des intrants, et ceux qui n’étaient pas intéressés ou en mesure d’appliquer des techniques de production intensives et normalisées, ont été en grande partie privés de ces avantages. Si la production alimentaire globale a augmenté et si la faim dans le monde a diminué tout au long des années 1970 et 1980, c’est en partie grâce aux innovations de la Révolution verte. Dans le même temps, l’utilisation d’engrais s’est intensifiée, ce qui a entraîné des effets négatifs à long terme sur la qualité du sol et de l’eau dans certaines parties du monde.

Éthique de l’innovation en agriculture

Contrairement à l’innovation expérimentale réalisée dans les entreprises privées, l’innovation dans le développement international répondant à des besoins humains nécessite une éthique de l’innovation capable d’anticiper et de minimiser les impacts sociaux négatifs de l’innovation. L’attention portée aux impacts positifs et négatifs, attendus et inattendus, des innovations dans le domaine de l’agriculture est doublement importante du fait de l’interconnexion des dimensions humaines et environnementales des systèmes de production agricole. Les priorités de l’innovation et les valeurs utilisées pour les identifier doivent donc tenir compte à la fois des besoins sociaux et des réalités écologiques. Le processus d’innovation doit également faire face à la complexité des interactions entre l’homme et l’environnement dans les systèmes de production agricole. L’éthique de l’innovation en agriculture doit donc refléter et affiner encore les cadres plus généraux de l’innovation dans le développement international qui mettent l’accent sur la collaboration, l’apprentissage itératif et la pensée systémique (UNICEF, 2014 ; Keny-Guyer, 2013). Les « Principes de l’innovation et de la technologie dans le développement » publiés par l’UNICEF (2014) offrent un fondement éthique de l’innovation dans le développement international qui reconnaît la responsabilité associée à la recherche de changement dans les systèmes humains. Ces principes soulignent et valorisent la collaboration, la transparence et la prise en compte des voix de tous ceux qui seront concernés par le processus d’innovation ou ses résultats. La pensée systémique, en tant que moyen d’appréhender la complexité et l’apprentissage itératif, est également qualifiée de nécessaire pour maximiser les retombées positives de l’innovation. En bref, une éthique de l’innovation au service du développement nécessite des engagements fondamentaux en termes d’inclusivité et de réflexivité.

Plusieurs orientations distinctes et interconnectées en faveur d’une éthique de l’innovation en agriculture reflètent et affinent ces deux principes éthiques fondamentaux que sont l’inclusivité et la réflexivité. Les approches participatives du développement et du changement agricoles, qui ont émergé dans les années 1970 en guise de réponse locale aux approches de développement à grande échelle et hors contexte, s’efforcent d’identifier les valeurs et les priorités des gens pour qui le développement semble fonctionner. Chambers (1974), et de nombreux autres professionnels, scientifiques et responsables qui ont suivi, ont mis en place un cadre mettant les gens et leurs valeurs au premier plan, qui contribue à l’inclusion et à la participation d’autant de voix contrastées et de priorités que possible. En incluant les voix et les valeurs de non-experts dans le processus d’innovation, le développement agricole participatif s’axe vers une éthique connexe de l’innovation en agriculture qui reconnaît et privilégie les connaissances autochtones. Richards (1985) et d’autres ont défini les connaissances autochtones comme découlant des particularités écologiques, par opposition aux connaissances scientifiques, dérivées de principes universels.

Au départ, l’éthique de l’innovation en agriculture basée sur les connaissances participatives et autochtones était en totale contradiction avec l’approche à grande échelle de la Révolution verte vis-à-vis du développement agricole. Toutefois, les principes d’inclusivité et de réflexivité inhérents à l’innovation éthique en agriculture ont incité de nombreux spécialistes et professionnels de la recherche appliquée à évoluer ces 40 dernières années, en créant des cadres actualisés de l’innovation en agriculture. Richards (2010) et d’autres, par exemple, ont récemment formulé une approche qu’ils ont baptisée technographie, qui emploie un processus d’apprentissage itératif et adaptatif pour faciliter l’innovation dans le développement de la technologie et des connaissances tacites de l’utilisateur. Étant donné que les systèmes sociaux et écologiques complexes au sein desquels la production agricole a lieu évoluent en permanence, ces derniers ainsi que d’autres approches de l’innovation au service du développement agricole vont continuer à s’adapter et à émerger. Les approches éthiques de l’innovation en agriculture devront néanmoins rester fidèles à une éthique d’inclusivité et de réflexivité pour asseoir les priorités et les processus d’innovation.

Bibliographie

Borlaug, N. 1970. Nobel lecture. The Nobel Prize Institute, Stockholm, La Suède. http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/peace/laureates/1970/borlaug-lecture.html [Accesible le 3 mars, 2015]

Chambers, R. 1974. Managing Rural Development: Ideas and Experience from East Africa. Africana Publishing Company. New York, États-Unis.

Evenson, R.E. et Gollin, D. 2003. Assessing the impact of the Green Revolution. Science 300 (5620): 758-762. http://www.redverslee.org/GradID/February_21c_files/Evenson%20and%20Gollin%202003.pdf. [Accesible le 3 mars, 2015]

Fabian, C. et Fabricant, R. 2014. The ethics of innovation. Stanford Social Innovation Review Blog. http://www.ssireview.org/blog/entry/the_ethics_of_innovation. [Accesible le 3 mars, 2015]

Keny-Guyer, N. 2013. Do international development organizations need to be in the innovation business? Yale Insights Blog. http://insights.som.yale.edu/insights/do-international-development-organizations-need-be-innovation-business. [Accesible le 3 mars, 2015]

Kinderlerer, J. 2011. Synthetic biology and ethics: Building public Trust. CTA Knowledge for Development Dossiers. http://knowledge.cta.int/Dossiers/S-T-Policy/Ethics/Feature-articles/Synthetic-biology-and-ethics-Building-public-trust. [Accesible le 3 mars, 2015]

Korthals, M.. 2008. Ethics for science in development. CTA Knowledge for Development Dossiers. http://knowledge.cta.int/Dossiers/S-T-Policy/Ethics/Feature-articles/Ethics-in-science-for-development. [Accesible le 3 mars, 2015]

Richard, P. 1985. Indigenous Agricultural Revolution. Hutchinson & Co., Londres, Royaume-Uni.
Richard, P. 2010. A Green Revolution from below? Wageningen University, Pays-Bas http://edepot.wur.nl/165231 [Accesible le 3 mars, 2015]
UNICEF. 2014. Principles for innovation and technology in development. United Nations Children’s Fund, New York, États-Unis. http://www.unicef.org/innovation/innovation_73239.html. [Accesible le 3 mars, 2015]

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Commandé par : Le Centre technique de coopération agricole et rurale ACP-UE (CTA)

Publié par : CTA, http://knowledge.cta.int/ 

Édition : J.A. Francis, CTA

Citation: CTA 2016. http://knowledge.cta.int/, “auteur” consulté le “date.”

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