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La filière industrielle du manioc dans les pays ACP : un mythe ou une option raisonnable ?

Author: Y. Baguma, R. Kawuki

Date: 30/10/2006

Introduction:

Cassava

Les liens industriels, la recherche en partenariat et les innovations qui peuvent faire passer le manioc du statut de plante vivrière à celui d’un produit agro-industriel de premier plan sont examinés ici. On retiendra particulièrement les usages agro-industriels du manioc qui peuvent accélérer le développement du secteur au sein des communautés qui dépendent principalement de cette plante. Les stratégies Science, technologie et innovation (ST&I) seront manifestement cruciales pour la poursuite ou la promotion des utilisations du manioc dans le secteur agro-industriel ; elles devront intervenir tout au long de la filière manioc, de la préparation à la distribution en passant par la culture, la récolte, les opérations post-récolte, la transformation, l’emballage et la commercialisation. Une telle mutation du secteur demande des réformes institutionnelles et des programmes spécifiques afin que chacun prenne conscience du potentiel économique du manioc, bien au-delà de son statut de plante vivrière. La valeur nutritionnelle du manioc, son utilisation potentielle comme vecteur de vaccinations, biocarburant, plante fourragère ou sucrière, l’intérêt de sa fécule dans l’agro-industrie alimentaire ou non alimentaire, tous ces éléments jouent un rôle majeur dans la mutation du secteur. Il est également important de mettre rapidement en place une stratégie de recherche visant à sélectionner et à promouvoir des variétés de manioc durablement adaptées à un tel projet agro-industriel. Dans cette approche, il conviendra de distinguer les différents contextes possibles, à savoir : si le manioc domine les autres céréales, s’il est en position de faiblesse par rapport à elles ou s’il est facilement interchangeable avec elles. L’implication des États, des chercheurs spécialisés, des responsables politiques, des industriels, des producteurs et de tous les acteurs de la filière est évidemment nécessaire pour atteindre ce but ; il convient également d’agir pour mettre durablement en phase les producteurs de manioc et les marchés émergents. Les points déterminants de cette mutation seront les aides gouvernementales à la création de petites et moyennes entreprises de transformation du manioc et une recherche en partenariat orientée produit.


 

Le manioc ( Manihot esculenta Crantz), connu également sous le nom de yucca, mandioca, et cassava en anglais, était traditionnellement considéré comme une plante vivrière contribuant à la subsistance des populations à faibles revenus partout où il est cultivé sous les tropiques . De ce rôle de simple céréale alimentaire, le manioc est en train de passer à celui d’un élément clé d’une agro-industrie performante dans les économies émergentes d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique. Une des raisons du succès du manioc tient à ce qu’il transforme le rayonnement solaire en amidon bien mieux que la plupart des céréales comme le riz ou le maïs. Si l’on ajoute qu’en plus d’un taux élevé de glucides (74 à 85 % de son poids sec) il contient en diverses quantités de la vitamine C (acide ascorbique), de la vitamine A (carotène), du fer, du zinc, du calcium, du potassium et des protéines, on comprendra mieux sa popularité.

Ces caractéristiques fondamentales expliquent les usages très divers du manioc dans l’agroalimentaire, l’élevage et l’industrie . Il va sans dire que Science, technologie et innovation (ST&I) joueront un rôle clé dans le futur pour établir et développer l’utilisation du manioc dans le secteur agro-industriel. Il est cependant probable que les ST&I s’appliqueront différemment selon les usages alimentaires, fourragers et industriels de la plante et que les interventions et les stratégies de mise en place seront différenciées selon qu’il s’agit de stimuler la préparation, la culture, la récolte, les opérations post-récolte, la transformation, l’emballage, la commercialisation ou la distribution. En ce qui concerne le manioc alimentaire et fourrager, il faudra particulièrement s’attacher aux questions de goût et de tenue à la cuisson (alimentation humaine) et garantir un niveau tolérable d’acide cyanhydrique (alimentation humaine et animale). Pour répondre aux critères économiques et techniques de l’industrie, il convient en revanche de prêter une attention particulière à la teneur et à la qualité de l’amidon, au maintien des qualités nutritionnelles au cours du processus, à la production en grande quantité et/ou à la tolérance au stress, à l’amélioration des méthodes de stockage et à l’aptitude à la mécanisation. Il est clair que ces interventions demanderont l’implication des gouvernements et une alliance stratégique entre les scientifiques - publics et privés, au niveau national, régional et international -, les responsables politiques et les producteurs de manioc. Les gouvernements, plus particulièrement, doivent s’astreindre à mettre en place des politiques qui garantissent un environnement propice à un développement durable de la filière agro-industrielle du manioc. Parallèlement, les scientifiques devront inscrire dans la durée une stratégie de recherche sur la qualité afin de maintenir le manioc à un haut niveau de compétitivité dans le secteur agro-industriel. Un autre besoin, tout aussi important, consistera à pouvoir disposer de données pertinentes sur le marché : cela aidera les agriculteurs à abandonner l’idée ancestrale selon laquelle le manioc ne serait qu’une céréale d’autoconsommation pour populations marginalisées. Voyons maintenant quels sont les usages agro-industriels du manioc dont on peut espérer qu’ils pourraient le transformeren un produit industriel de base, et comment il conviendrait d’intervenir pour atteindre ce but.

L’amidon de manioc, qu’il soit brut, modifié ou transformé en sucre, a de nombreux usages alimentaires en raison de ses propriétés épaississantes, gonflantes, liantes et stabilisantes. Ses caractéristiques physico-chimiques jouent un rôle essentiel dans la boulangerie, la pâtisserie, la confiserie, ainsi que dans l’assaisonnement et la coloration des aliments. L’industrie pharmaceutique a également utilisé avec profit le glucose et le dextrose du manioc. Au-delà des usages alimentaires de l’amidon de manioc, ses propriétés adhésives ont permis le développement d’applications non alimentaires, notamment la colle pour les timbres postaux et les rabats d’enveloppes, l’apprêt et l’impression des vêtements dans l’industrie textile, les colles utilisées dans les industries du bois, du papier et du carton. Quoique riches de promesses, les propriétés adhésives de l’amidon de manioc doivent relever un défi majeur, particulièrement dans l’industrie textile et la menuiserie où leur utilisation est en permanence concurrencée par d’autres amidons. Cela devrait être propre à stimuler la réflexion des scientifiques et des responsables politiques sur la meilleure stratégie à mettre en œuvre pour maintenir l’amidon de manioc en tête de peloton pour ces applications non-alimentaires. Les quelques applications industrielles de l’amidon de manioc qui viennent d’être présentées ont été poussées beaucoup plus loin en Malaisie, en Extrême-Orient et en Amérique latine qu’en Afrique, alors que c’est là, de façon tout à fait étonnante, que se trouvent les plus grandes surfaces cultivées en manioc, supérieures même à celles de l’Asie et de l’Amérique latine réunies ! Dans une large mesure, l’écart entre les pays ACP et l’Asie en ce qui concerne la progression des industries basées sur l’amidon de manioc est dû à une différence d’implication étatique dans le domaine de la commercialisation du manioc et à des investissements accrus dans la recherche et le développement. Le marché de l’élevage a été également ciblé, avec utilisation d’un manioc peu transformé pour l’ensilage ou comme composant de rations fourragères élaborées.

Le manioc a en effet pris son essor et continue à gagner du terrain dans l’alimentation animale, en particulier au Brésil, en Thaïlande et dans de nombreuses parties de l’Asie du Sud-Est en raison de son excellent rendement comparé à celui d’autres composants alimentaires pour animaux. Malgré cette progression générale, la situation est malheureusement bien différente dans les zones de production de manioc en Afrique, Caraïbes et Pacifique, essentiellement à cause du sous-développement du secteur de l’élevage dans ces régions. On voit par là qu’il convient de mettre en place des programmes spécifiques mettant l’accent sur le lien entre l’expansion du secteur de l’élevage dans les pays ACP et le développement des cultures destinées à l’alimentation animale, comme celle du manioc (voir note 4 plus haut). On accordera une égale importance à la mise en place d’une stratégie de recherche visant à identifier, améliorer et promouvoir des variétés de manioc répondant aux normes de l’alimentation animale et aptes à satisfaire les exigences des petits comme des grands éleveurs en termes de qualité et de prix de revient. Tout cela devrait permettre d’intensifier l’utilisation du manioc dans l’alimentation animale et par là même augmenter la rentabilité du secteur de l’élevage dans les régions ACP.

La recherche africaine sur le manioc est principalement mobilisée sur des questions liées aux contraintes de production et de post-récolte, et se consacre peu à l’amélioration de la compétitivité du manioc dans le secteur industriel. Certaines recherches de pointe sont néanmoins en train d’émerger un peu partout dans le continent. L’Ouganda s’est lancé, par exemple, dans une recherche sur le métabolisme de l’amidon de maïs en collaboration avec l’Université suédoise des sciences agricoles . De même, l'Institut international d'agriculture tropicale (IITA), basé au Nigeria, porte son attention sur 1) l’augmentation des taux de bêta-carotène, zinc (Zn), fer (Fe) et protéines dans le manioc ; 2) la modification génétique des propriétés fonctionnelles de l’amidon de manioc ; et 3) la mise au point de variétés de manioc ayant des caractéristiques et teneurs en amidon différentes. Il est assez surprenant de constater qu’en dépit du fait que l’Afrique jouit d’une énorme surface cultivée en manioc l’implication des gouvernements dans ce domaine varie considérablement d’un pays à l’autre. Le Ghana et le Nigeria se distinguent notamment dans le continent par le fait que l’appui au développement de l’usage de l’amidon de manioc est plein et entier et va jusqu’au sommet de l’État.

Les exemples qui viennent d’être mentionnés montrent de façon éclatante qu’il existe des opportunités à saisir pour permettre au manioc de passer du rôle de culture vivrière à celui de culture industrielle dans les pays ACP, comme cela a déjà pu être constaté en Asie et en Amérique latine. Ces opportunités peuvent être rapidement réparties en trois cas, à savoir quand : 1) le manioc ne peut pas être remplacé par d’autres céréales, c’est-à-dire qu’il règne sans partage ; 2) le manioc ne soutient pas la comparaison par rapport aux autres céréales ; 3) le manioc et les autres céréales sont facilement interchangeables .
Ces opportunités appellent clairement une intervention des ST&I appropriées et une action concertée des gouvernements, chercheurs manioc, ingénieurs, responsables politiques, industriels, producteurs, et d’une manière générale tous les acteurs de la filière. Chaque besoin spécifique doit être examiné soigneusement en relation avec les contraintes de préparation et de production, les manipulations post-récolte, l’emballage, la commercialisation et la distribution. Les points clés à prendre en compte comprennent 1) la mise en place de réseaux nationaux et :ou régionaux, à l’image de l’Amérique latine (CLAYUCA, par exemple) pour promouvoir et concevoir des modules de recherche, de développement et de commercialisation du manioc ; 2) une série d’interventions stratégiques permettant de lier durablement les cultivateurs de manioc aux opportunités des marchés émergents ; 3) un appui étatique plein et entier à la création d’entreprises de transformation, y compris dans les zones rurales ; 4) des partenariats de recherche stratégique en collaboration impliquant les instituts internationaux de recherche agronomique, les systèmes nationaux de recherche agricole, les laboratoires de pointe, le secteur privé et les producteurs de manioc, afin de répondre aux attentes principales de la filière manioc. Bien évidemment, tout cela demandera la création d’un forum rassemblant tous les acteurs de la filière afin de définir une feuille de route de recherche et de développement commercial du manioc - du manioc de l’âge industriel.

par Y. Baguma (ybaguma@naro-ug.org) and R. Kawuki, National Crops Resources Research Institute, P.O. Box 7084, Kampala, Ouganda.

30/10/2006