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Investir dans l’innovation agricole : une perspective d’économie de marché (partie 1)

Author: Johannes Roseboom, conseil en politique d’innovation, Pays-Bas

Date: 11/01/2012

Introduction:

Dans ce premier article, Roseboom examine dans quelle mesure l´adoption d´une perspective d´économie de marché peut affecter ou redéfinir le rôle de l´État dans l´innovation agricole. Son analyse s´articule autour de deux questions essentielles qui représentent un défi pour les responsables politiques chargés d´investir dans l´innovation agricole au sein d´une économie de marché : quel doit être le rôle de l´État dans l´innovation agricole et combien faut-il investir dans la recherche agricole, la vulgarisation et les autres mesures destinées à stimuler l´innovation ? Et quel est le niveau optimal de l´investissement public et privé ? Dans une économie de marché idéale, selon lui, le secteur des entreprises prend en charge ses propres activités d´innovation tandis que l´État se limite à un rôle de facilitation et de stimulation en : 1) soutenant l´éducation et la recherche fondamentale ; 2) créant des mesures adaptées pour inciter le secteur privé à investir dans l´innovation, par exemple un régime de droits de propriété intellectuelle (DPI) et des politiques et réglementations antitrust ; 3) coordonnant de façon stratégique la capacité d´innovation du pays. Il suggère l´élimination (tout au moins la réduction) des défaillances du marché et le transfert de la prise en charge des activités d´innovation agricole aux acteurs économiques de ce secteur, mais note que cela ne peut se faire du jour au lendemain.


 

Investir dans l’innovation agricole : une perspective d’économie de marché

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Johannes Roseboom, conseil en politique d’innovation, Pays-Bas

E-mail : j.roseboom[at]planet.nl

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Introduction

Pendant la majeure partie du vingtième siècle, deux modèles économiques se sont affrontés dans l’arène politique, chacun revendiquant sa supériorité pour organiser l’économie : l’« économie planifiée » et l’« économie de marché ». Avec l’effondrement de l'ex-URSS et du bloc de l’Est, le modèle d’économie de marché semble avoir remporté la bataille. Aujourd’hui, la plupart des pays ont adopté, souvent sous l'impulsion de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, une forme d’économie de marché. Si ce « Consensus de Washington » (Williamson, 1989) a été sévèrement critiqué par le passé pour son fondamentalisme de marché extrême, il s’avère que la plupart de ses détracteurs souscrivent au modèle d’économie de marché, mais sous une forme plus modérée.

Dans ce document, nous nous attacherons à étudier la façon dont l’adoption d’une perspective d’économie de marché peut affecter ou redéfinir le rôle de l'État dans l’innovation agricole. Dans ce contexte, il importe de garder à l’esprit que, dans de nombreux pays en développement, le modèle d’économie planifiée jouissait d’une certaine popularité dans les années 1960 et 1970, ce qui a eu un impact sur la définition du rôle du gouvernement dans l’innovation agricole. Aujourd’hui encore, ce point de vue conserve de nombreux partisans.

Notre analyse sera axée sur deux questions essentielles, qui représentent un défi pour les responsables politiques chargés d’investir dans l’innovation agricole dans une économie de marché :

  1. Quel doit être le rôle du gouvernement vis-à-vis de l’innovation agricole dans une économie de marché ?
  2. Quelles sommes doivent être investies dans la recherche agricole, la vulgarisation et d’autres mesures destinées à stimuler l’innovation ? Quel est le niveau optimal d’investissements publics et privés ?

Le rôle du gouvernement

Dans une économie de marché « idéale », le secteur des entreprises (agriculture y compris) prend en charge ses propres activités d’innovation[1] tandis que l'État se limite à un rôle d’habilitation et de stimulation en :

  1. soutenant l’éducation et la recherche fondamentale (c’est-à-dire globalement la recherche pour laquelle n’est envisagée aucune application économique précise) ;
  2. créant des mesures adaptées pour inciter le secteur privé à investir dans l’innovation, en premier lieu en mettant en œuvre un régime des droits de propriété intellectuelle (DPI) (qui garantit aux investisseurs privés un monopole temporaire sur l’utilisation de la technologie) et une politique antitrust afin de limiter le comportement monopolistique sur le marché ;
  3. coordonnant de manière stratégique la capacité d’innovation du pays.

Il s’agit là plus ou moins du strict minimum des responsabilités qu’un État doit assumer dans une économie de marché. De plus, les gouvernements devraient peut-être intervenir en cas de défaillances importantes du marché dans la production de l’innovation. Deux problèmes graves se posent lorsque seul le marché est en charge de l’innovation :

  1. Même lorsqu’il existe une législation adaptée en matière de DPI, les entreprises font souvent face à des difficultés pour recueillir les avantages économiques issus de leurs investissements dans l’innovation. Une grande part de ces avantages profitent à des tiers (concurrents ainsi que consommateurs), ce qui réduit dans une large mesure l’intérêt des entreprises à investir dans l’innovation.
  2. On constate une redondance des efforts en matière d’innovation car les entreprises ont tendance à exploiter les mêmes opportunités d’innovation. Le problème se fait particulièrement sentir dans des secteurs très fragmentés tels que l’agriculture. Par ailleurs, dans de tels secteurs, le manque de masse critique pousse les entreprises à se tourner uniquement vers les opportunités d’innovation les plus simples. Tout projet plus complexe nécessitant des infrastructures de recherche et l’emploi de chercheurs professionnels reste hors de portée.

Ces deux problèmes – l’incapacité à recueillir les fruits de son investissement dans l’innovation et la redondance des efforts – ne se posent pas dans une économie planifiée, dans laquelle les investissements dans l’innovation sont contrôlés par une autorité centrale de planification pour l’ensemble de l’économie. Toutefois, l’élimination de la concurrence sur le marché fait disparaître le moteur qui alimente l’innovation. L’unique concurrence qui subsiste est celle entre les pays, ce qui explique le succès relatif de l’ex-URSS dans les domaines militaire et aérospatial et l’échec dans celui des biens de consommation.

Pour remédier à l’incapacité du marché à générer un niveau optimal d’innovation, les États peuvent prendre les mesures suivantes :

  1. Accroître les avantages ou réduire les coûts des activités d’innovation des entreprises. Ce premier objectif peut être atteint en consolidant le régime des DPI de façon à ce que les entreprises puissent récolter une part plus importante du flux d’avantages engendré par leurs innovations, tandis que le second peut être réalisé en offrant aux entreprises des possibilités de déduction fiscale ou des subventions directes pour leurs activités d’innovation (ce soutien se limite souvent à la composante R&D de l’innovation). Ces mesures pourraient inciter davantage les entreprises à investir dans l’innovation.
  2. Faciliter la collaboration en matière d’innovation au sein des différents secteurs, sans pour autant compromettre la concurrence. Cela pourrait permettre de restreindre la redondance des efforts et créer une masse critique suffisante. Ce type de collaboration exige le soutien législatif nécessaire, avec, notamment, la permission de recouvrer un prélèvement ou une taxe pour des activités conjointes d’innovation. L’idéal serait que le secteur lui-même gère de telles collaborations. Les gouvernements pourraient également envisager l’octroi de subventions pour stimuler une telle collaboration.
  3. Stimuler l’essor des nouvelles technologies avec des externalités positives pour la société dans son ensemble (par exemple des technologies plus propres) en proposant des incitations fiscales ou des subventions aux consommateurs, par le biais du pouvoir d'achat de l'État ou du renforcement des normes environnementales ou applicables aux produits.

Ce portrait du rôle de l'État à l’égard de l’innovation dans une économie de marché demeure pour le moment relativement général et abstrait. Concernant l’agriculture en particulier, il est clair que sa structure de production très fragmentée est à l’origine de graves défaillances du marché quand il s’agit de générer de l’innovation de l’intérieur. Cela peut avoir des retombées négatives sur la sécurité alimentaire, ce qui constitue une préoccupation essentielle du public. Ainsi, contrairement à la plupart des autres secteurs, l’intervention directe de l'État dans l’innovation agricole tend à être assez importante, voire dominante. Ce phénomène fait cependant figure d’exception à la règle. Les pressions politiques s’accentuent pour déterminer s’il est possible de mettre un terme à cette situation exceptionnelle et si la responsabilité de l’innovation agricole peut être transférée aux acteurs économiques de l’agriculture – de manière individuelle ou collective. Ce transfert des responsabilités cadre assez bien avec la notion de système d’innovation agricole selon laquelle il convient d’impliquer davantage les utilisateurs des technologies dans le développement de ces dernières.

La faisabilité et l’étendue de la privatisation de l’innovation agricole sont étroitement liées au niveau de défaillance du marché en matière d’innovation agricole. Cette faisabilité semble notamment assez fragile dans le cas de chaînes de valeur agricoles caractérisées par une structure de production très fragmentée, une demande inélastique, une intégration au marché peu élevée et une faible action collective. La privatisation de l’innovation agricole n’est jamais véritablement absolue – le continuum public-privé comporte en effet toutes sortes de degrés.

De plus, l’option de la privatisation ne s’applique pas de manière égale à toutes les activités d’innovation. Par exemple, dans la plupart des pays, les services de conseil agricole ont beaucoup plus progressé sur la voie de la privatisation que la recherche agricole. On constate un écart similaire entre la recherche agricole fondamentale et la recherche agricole appliquée. Si la première est généralement perçue comme étant du ressort de l'État, la recherche appliquée dépend quant à elle beaucoup plus de la participation du secteur privé.

Un autre élément à prendre en compte est le fait que, au cours du passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture axée sur le marché, les liens en amont et en aval entre l’agriculture et le reste de l’économie se renforcent considérablement (Roseboom, 2003). En commençant à vendre des produits sur le marché, les agriculteurs gagnent de l’argent et peuvent ensuite acheter des intrants auprès d’autres secteurs (comme par exemple des semences, des engrais, des machines agricoles, des produits agrochimiques, des médicaments vétérinaires, des assurances, etc.). Ainsi, à mesure que le développement économique progresse, les intrants achetés prennent une place plus importante tant dans la structure des coûts de production agricole que dans le paysage de l’innovation agricole. L’intensité d’innovation de ces secteurs d'approvisionnement dépasse souvent celle de l’agriculture et certains d’entre eux (comme les secteurs des semences, des produits agrochimiques, des médicaments vétérinaires et, dans une moindre mesure, des machines agricoles) relèvent de la haute technologie et consacrent d’importants budgets à la recherche et développement (R&D) et aux activités d’innovation connexes. Par exemple, de grosses sociétés internationales spécialisées dans l’agrochimie et les semences telles que Monsanto et Syngenta investissent environ 8 à 10 % de leur chiffre d’affaires dans la R&D. Par conséquent, pour chaque dollar dépensé par un agriculteur dans l’achat de ces produits, 8 à 10 % reviennent à la R&D. En vendant leurs produits dans le monde entier, l’impact de leurs activités de R&D ne connaît plus de frontières.

Ces 25 dernières années, la structure de la plupart des secteurs d’intrants agricoles est devenue plus concentrée sur le plan international[2]. De nos jours, dans la majeure partie des secteurs d’intrants agricoles, un nombre restreint de grosses multinationales s’accapare l’essentiel du marché mondial. L’avantage d’une telle concentration est que ces grosses multinationales ont le poids et les moyens suffisants pour s’attaquer à des projets d’innovation complexes (à titre d’exemple, Monsanto et Syngenta disposaient chacune d’un budget de R&D de plus d’un milliard de dollars US en 2010). Cependant, certains craignent que ces sociétés deviennent trop puissantes et adoptent des pratiques monopolistiques. Le problème est qu’il n’existe aucune agence internationale antitrust pour se pencher sur la question.

En conclusion, dans une économie de marché, l’innovation dans le secteur des entreprises est considérée avant tout comme une responsabilité interne. Les gouvernements devraient s’atteler à la création d’un environnement stimulant et propice à l’innovation et n’intervenir que lorsque le marché n’investit pas suffisamment dans l’innovation. Une telle défaillance du marché est à l’évidence manifeste dans le domaine de l’agriculture, ce qui a entraîné une longue tradition largement répandue d’intervention publique directe dans l’innovation agricole. Cependant, dans la mesure du possible, cette défaillance du marché devrait être éliminée ou tout du moins réduite et la responsabilité de l’innovation agricole devrait être transférée aux acteurs économiques du secteur agricole. Cela ne peut se faire du jour au lendemain, mais les pressions en faveur de la privatisation (au moins partielle) ne cessent de s’exercer, et vont dans le sens du développement de l’innovation privée et des partenariats entre les secteurs public et privé. Un autre facteur (probablement encore plus déterminant) faisant pencher la balance du côté de l’innovation privée est l’importance croissante des intrants agricoles achetés auprès d’autres secteurs, souvent de haute technologie.

Références

Roseboom, J. 2003. The contribution of agricultural input industries to agricultural innovation. International Journal of Agricultural Resources, Governance and Ecology, 2 (3/4) : 295-311.

Williamson, J. 1989. What Washington means by policy reform. In : Williamson, J. (Éd.). Latin American Readjustment: How Much Has Happened? Institute for International Economics, Washington, DC, États-Unis.

[1] Cependant, l’innovation relève de la compétence publique dans des secteurs généralement sous la coupe de l’État, tels que l’éducation, la défense et la santé.

[2] Sur le plan national, le phénomène a peut-être été inverse, car de nombreux pays ont ouvert leurs marchés d’intrants agricoles aux entreprises étrangères, ce qui a souvent contribué à éliminer les monopoles nationaux dans le secteur des intrants agricoles.

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11/01/2012